anthologie
ecrire la ville

Fenêtres sur le monde

Dans ce livre, Raymond Bozier propose trente-sept fenêtres, chacune liée à une expérience de vie, la vie devenant une suite parcellisée d'univers qui s'ajoutent sans forcément se rencontrer. Noter l’utilisation des phrases  nominales.
   
Raymond Bozier, poète et romancier, vit et travaille à La Rochelle. Edité chez Fayard, il a participé à de nombreuses revues, publié des nouvelles, obtenu le prix du premier roman en 1997 pour "Lieu-dit". Dernière publication "L'homme-ravin, suivi d'une réédition de Lieu-dit", Fayard, janvier 2008.

« Hôtel, 7e étage »
Comme à chaque fois qu’il pénètre dans une nouvelle chambre d’hôtel, le voyageur solitaire éprouve le besoin de regarder par la fenêtre et de s’assurer du dehors. Le volet est fermé. Pour l’ouvrir, il faut tirer sur une ceinture à enrouleur. En dépit de l’heure tardive et du bruit qui va suivre, le voyageur décide malgré tout de lever le rideau. A peine a-t-il commencé de soulever cette sorte de paupière murale, qu’il se surprend à espérer, de façon totalement irraisonnée, que les choses présentes de l’autre côté de la paroi ne soient pas telles qu’il a l’habitude de les voir. Qu’au lieu d’une multitude de cases rectangulaires, plus ou moins éclairées, et perdures dans la grisaille du vide, de tiroirs mal fermés, de boîtes à demi-transparentes, illuminées de l’intérieur, entassées les unes sur les autres, et comme abandonnées dans les airs par des collectionneurs insouciants, il soir soudain confronté aux apparences d’une montagne, d’un lac, d’une mer, d’une prairie ou d’une forêt tropicale éblouissante de verdure, parfumée de fleurs rares, essudant de senteurs humides, résonnant de chants d’oiseaux, de cris d’animaux sauvages, d’insectes…. […] Mais le regard, habitué aux soubresauts intempestifs de l’imaginaire, aux glissements tectoniques du cerveau, se charge très vite de ramener l’égaré à la raison du moment et de l’obliger à admettre la seule réalité qui soit : celle des immeubles, des rues, des éclairages, toute cette immensité urbaine qui rejette, en même temps qu’elle engloutit, celui qui l’observe.
Malgré les millions d’habitants qui peuplent la ville, aucune silhouette n’est visible ni dans les appartements ni dans les rues ni dans les véhicules roulant sur le périphérique. Spectateur d’un théâtre sans marionnettes, le voyageur solitaire n’a pour seule consolation que les éclaircies roses et sales filtrant à travers les nuages bleu foncé de l’horizon, les rangées de lampadaires qui diffusent, selon les secteurs, des lumières orangées ou blanchâtres sur les trottoirs et les capots des voitures en stationnement. L’asphalte luit. Les étoiles sont invisibles. Les feux d’un avion de ligne clignotent très haut dans le ciel. Un pont routier, coupé en deux par une ligne blanche et traversé à son entrée par un passage piéton, enjambe le périphérique. Le contraste est saisissant entre le flot rapide et intarissable des voitures, et cette rue sinueuse et déserte qui, passé le pont, disparaît entre les immeubles.

pp. 22-23.

« 1er étage d’une maison individuelle à la Pallice »
Paysage dénaturé. Il faut vivre là depuis longtemps pour se rendre à la raison de énormes cuves d’essence, érigées aux limites des habitations, longtemps soumises à la rouille avant d’être peintes de couleur beige, puis décorées de larges bandeaux arc-en-ciel, alimentées par un pipe-line venant du port, reliées en leurs sommets par des passerelles métalliques […]  Abandonné à l’écart du hangar, un vieux fourgon blanc à croix rouge de la Protection civile subit l’agression des ronces et des orties.
On pourrait, à trop longtemps regarder ce monde, trouver utile de le chambouler, imaginer des géants cognant sur les cuves, la confusion du ciel et de la terre, des enfants volant dans les airs, un hangar poursuivi par un chien […] On pourrait, par la fenêtre ouverte, souhaiter disposer du pouvoir de faire jongler les êtres et les choses devant soi […] Mais c’est dimanche, et il n’y a rien à faire.

pp. 39-40.

« Impresses »
les parfums des saisons
les papillons de nuit
la mauvaise haleine des villes
les relents de campagne et de pelouse fraîchement tondue
les bruissements de feuillage d’un arbre proche
la chute lente et miraculeuse de la neige
le claquement d’un volet
le martèlement de la pluie sur les carreaux
les voix des passants
le va-et-vient assommant des voitures
les lumières changeantes du jour
l’éclairage artificiel des nuits urbaines
la lune et les nuages emportés par le vent
la prolifération du vide autour du crâne
les façades
le besoin d’épier ses semblables
les reflets intérieurs des postes de télévision le soir
la lumière orange des lampadaires au sodium
le goudron des rues, les bordures en ciment des trottoirs

pp. 22-23.

« Baie vitrée d’une cafétéria »
… zones commerciales, voies lactées, ô sœurs lumineuses, aplaties derrière vos talus bordés de poteaux en ciment supportant des grillages où s’entortillent des touffes d’herbe jaune et contre lesquels le vent plaque poches en plastique, pages de journaux, prospectus abandonnés. Zones traversées par des lignes à haute tension, reléguées aux abords des villes, là où les rocades s’abandonnent aux ponts routiers ralliant les quatre voies qui filent, entre les stations-service, les hôtels et les restaurants, retrouver au loin les mêmes désastreux décors. […]
Ô grands corps d’autobus, grappes humaines immobiles près des aubettes, vitrines, tourniquets, prospectus promenés par le vent, enseignes phosphorescentes clignotant dans les nuits automobiles comme des balises de détresse. Bleu, rouge, vert, jaune, éternels…
Ô douleurs commerciales des matins blêmes et froids, des ciels bleus, des après-midi de nuages étouffants, des fins de journée mornes et glaciales, des rafales de pluie s’abattant sur la noirceur des parkings, nos larmes ruisselant sur le goudron, filant s’engloutir dans les égouts des jours, des allers-retours, des remplissages de chariots, des déambulations somnambules entre les rayons surchargés, des passages devant les étals de fruits et de légumes, les bacs de surgelés, les vêtements suspendus […]
Zones commerciales, ô fric, ô porcheries d’un monde aveuglé, restes de vie, chaussures, pantalons, articles ménagers, boîtes de conserve, valises, légumes, rangées de téléviseurs, machines à laver, entassements d’objets, des objets, des objets par-dessus tout, par-dessus nos corps attirés dès le plus jeune âge, soumis au travail de spae d’invisibles termites, séparés les uns des autres, réduits à l’état de zombies pressés d’en finir, d’épuiser la liste des courses. La mort, consommation des vivants. La fin de toute pensée imaginaire. La vie enfermée dans des sacs en plastique, promenée dans des caddies, jetée dans des coffres, transbahutée, secouée, avalée, maltraitée. […]
Que tout cela, et plus encore, monte en tremblant dans les couches d’air, forme un tourbillon, et nous soyons emportés pareillement dans l’œil du cyclone, terrorisés de nous voir ainsi disparaître.

pp. 159-162.

Extrait de : Raymond Bozier, Fenêtres sur le monde,
Éditions Fayard, 2004.