anthologie
ecrire la ville

Une page d'amour

Émile Zola (1840-1902)
Huitième volume de la série des Rougon-Macquart, Une page d’amour est un roman d’Émile Zola publié en 1878, dont tous les chapitres commencent par un point de vue depuis une fenêtre. Ici le début du chapitre III.
   

Chaque mardi, Hélène avait à dîner monsieur Rambaud et l’abbé Jouve. C’étaient eux qui, dans les premiers temps de son veuvage, avaient forcé sa porte et mis leurs couverts, avec un sans-gêne amical, pour la tirer au moins une fois par semaine de la solitude où elle vivait. Puis, ces dîners du mardi étaient devenus une véritable institution. Les convives s’y retrouvaient, comme à un devoir, juste à sept heures sonnant, avec la même joie tranquille.
Ce mardi-là, Hélène, assise près d’une fenêtre, travaillait à un ouvrage de couture, profitant des dernières lueurs du crépuscule, en attendant ses invités. Elle vivait là ses journées, dans une paix très douce. Sur ces hauteurs, les bruits se mouraient. Elle aimait cette vaste chambre si calme, avec son luxe bourgeois, son palissandre et son velours bleu. Lorsque ses amis l’avaient installée, sans qu’elle s’occupât de rien, elle avait un peu souffert, les premières semaines, de ce gros luxe où monsieur Rambaud venait d’épuiser son idéal d’art et de confort, à la vive admiration de l’abbé, qui s’était récusé ; mais elle finissait par être très heureuse dans ce milieu, en le sentant solide et simple comme son cœur. Les rideaux lourds, les meubles sombres et cossus, ajoutaient à sa tranquillité. La seule récréation qu’elle prît pendant ses longues heures de travail, était de donner un regard au vaste horizon, au grand Paris qui déroulait devant elle la mer houleuse de ses toitures. Son coin de solitude ouvrait sur cette immensité.
– Maman, je ne vois plus clair, dit Jeanne, assise près d’elle sur une chaise basse.
Et elle laissa tomber son ouvrage, regardant Paris que de grandes ombres noyaient. D’ordinaire, elle était peu bruyante. Il fallait que sa mère se fâchât pour la décider à sortir ; sur l’ordre formel du docteur Bodin, elle l’emmenait pendant deux heures chaque jour au bois de Boulogne ; et c’était là leur unique promenade, elles n’étaient pas descendues trois fois dans Paris en dix-huit mois. Nulle part l’enfant ne semblait plus gaie que dans la grande chambre bleue. Hélène avait dû renoncer à lui faire apprendre la musique. Un orgue jouant dans le silence du quartier la laissait tremblante, les yeux humides. Elle aidait sa mère à coudre des layettes pour les pauvres de l’abbé Jouve.
La nuit était complètement venue, lorsque Rosalie entra avec une lampe. Elle paraissait toute retournée, dans son coup de feu de cuisinière. Le dîner du mardi était le seul événement de la semaine qui mettait en l’air la maison.
– Ces messieurs ne viennent donc pas ce soir, Madame ? demanda-t-elle.
Hélène regarda la pendule.
– Il est sept heures moins un quart, ils vont arriver.
Rosalie était un cadeau de l’abbé Jouve. Il l’avait prise à la gare d’Orléans, le jour où elle débarquait, de façon qu’elle ne connaissait pas un pavé de Paris. C’était un ancien condisciple de séminaire, le curé d’un village beauceron, qui la lui avait envoyée. Elle était courte, grasse, la figure ronde sous son étroit bonnet, les cheveux noirs et durs, avec un nez écrasé et une bouche rouge. Et elle triomphait dans les petits plats, car elle avait grandi au presbytère, avec sa marraine, la servante du curé.
– Ah ! voilà monsieur Rambaud ! dit-elle en allant ouvrir, avant qu’on eût sonné.
Monsieur Rambaud, grand, carré, montra sa large figure de notaire de province. Ses quarante-cinq ans étaient déjà tout gris. Mais ses gros yeux bleus gardaient l’air étonné, naïf et doux d’un enfant.
– Et voilà monsieur l’abbé, tout notre monde y est ! reprit Rosalie, en ouvrant de nouveau la porte.
Pendant que monsieur Rambaud, après avoir serré la main d’Hélène, s’asseyait sans parler, souriant en homme qui est chez lui, Jeanne s’était jetée au cou de l’abbé.
– Bonjour, bon ami ! dit-elle. J’ai été bien malade.
– Bien malade, ma chérie !
Les deux hommes s’inquiétèrent, l’abbé surtout, un petit homme sec, avec une grosse tête, sans grâce, habillé à la diable, et dont les yeux à demi fermés s’agrandirent et s’emplirent d’une belle lumière de tendresse. Jeanne, lui laissant une de ses mains, avait donné l’autre à monsieur Rambaud. Tous deux la tenaient et la couvaient de leurs regards anxieux. Il fallut qu’Hélène racontât la crise. L’abbé faillit se fâcher, parce qu’elle ne l’avait pas prévenu. Et ils la questionnaient : au moins c’était bien fini, l’enfant n’avait plus rien eu ? La mère souriait.
– Vous l’aimez plus que moi, vous finirez par m’effrayer, dit-elle. Non, elle n’a plus rien ressenti, quelques douleurs dans les membres seulement, avec des pesanteurs de tête… Mais nous allons combattre tout ça énergiquement.
– Madame est servie, vint annoncer la bonne.
La salle à manger était meublée en acajou, une table, un buffet et huit chaises. Rosalie alla tirer les rideaux de reps rouge. Une suspension très simple, une lampe de porcelaine blanche dans un cercle de cuivre, éclairait le couvert, les assiettes symétriques et le potage qui fumait. Chaque mardi, le dîner ramenait les mêmes conversations. Mais, ce jour-là, on causa naturellement du docteur Deberle. L’abbé Jouve en fit un grand éloge, bien que le docteur ne fût guère dévot. Il le citait comme un homme d’un caractère droit, d’un cœur charitable, très bon père et très bon mari, donnant enfin les meilleurs exemples. Quant à madame Deberle, elle était excellente, malgré les allures un peu vives, qu’elle devait à sa singulière éducation parisienne. En un mot, un ménage charmant. Hélène parut heureuse ; elle avait jugé le ménage ainsi, et ce que lui disait l’abbé l’engageait à continuer des relations, qui l’effrayaient un peu d’abord.
   

Émile Zola, Une page d'amour, 1878.