anthologie
ecrire la ville

Dire I / II

Danielle Collobert
Danielle Collobert est née le 24 juillet 1940 à Rostrenen, en Bretagne. Elle s'est suicidée à Paris en 1978.

Le point de départ, si je veux, est l’espace noir sous l’arche du pont, en biais. Au loin les lumières affaiblies des files de voiture qui roulent sur le quai en face. La masse noire des péniches, à côté, dans la nuit. Incertitude de ce départ.
[…]
Dans le village, la petite gare obscure. Le vent s’engouffrait par la porte battante. Il n’y avait dans la salle personne d’autre. La banquette circulaire était large. Assis recroquevillé, les bras serrés contre toi. Le froid. Avec la fatigue et la faim. Les rosiers grimpants raclent les vitres. Taches roses quand tu ouvres les yeux. Essai infructueux de fermer la porte, bruit régulier, envahissant. Misère, volonté de rien, pas de mort, pour finir, arrêter ça – souvenir d’un visage, un peu mou, contours soufflés.
[…]
Sur la passerelle, la gare n’était pas loin pour le voyage, et sous moi les dizaines de voies, pas encore séparées, unies dans l’horizon, glacé immobile dans les bouffées fumeuses, le vent soufflant partout qui m’enlevait à cette panique immense. Pas de courbe solitaire, pas de support liquide, rien pour l’évanouissement. La passerelle, au bout du tunnel, ouverture par là sur notre zone, ton chemin à toi de chaque soir. Par moments ta voix, redescente du temps.
Ce ne sont pas les mêmes maisons.Ici c’est la ville vraiment, des maisons avec des jardins peut-être, mais la ville pourtant, on sent, en bas de la pente au loin tout le quartier industriel de l’Est, les gazomètres les cheminées d’usines fumantes, échappées blanches dans le gris du matin. Plein d’épaisseur.
[…]
C’était un ancien café avec une tonnelle, deux jeux de boules, une petite salle pleine de gens du quartier le dimanche qui venaient danser là, beaucoup d’Espagnols. Maintenant ils ont démoli, c’est un champ de décombres des portes ouvertes dans le vide sans escaliers, un morceau d’évier dans un coin de mur sans rien autour. De là, dans la boue, on a cette vue sur tout l’Est. À un autre moment nous venions là dans la semaine, l’après-midi, quelques tables sous les arbres, il n’y avait presque personne, on regardait autour, calmement.
Quelque chose qui ne pourrait servir que pour ce voyage-là. Une exacte nécessité de mêler ces villes, les relier par ce long chemin qu’on fait. Le soleil disparaît ici en ce moment, ici – ce lieu – y être tout entier, en pleine absence pourtant – quel lien. Que faire ici – par hasard seulement. Pas de question, il n’arrive rien d’autre. Rattraper à travers les routes, les villes, les maisons, ce qu’il y a, pas seulement les histoires de temps, mais son parcours à elle, le mien. Comment y arriver. Pas exactement rattraper, saisir. Les vrais bruits vont finir par s’apaiser.
 

Extraits de : Danielle Collobert, Dire I / II
Éditions Change, 1974.