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Journal

Franz Kafka
Le Journal de Franz Kafka nous fait entrer dans l’atelier même d’un écrivain, au jour le jour, dans l’exaltation et les lenteurs des phases du travail d’écrire, et nous permettre d’accompagner pour chacun la part volontaire de construction, d’analyse et d’effort, comme les moments de grands arrachements plus sauvages où naît la littérature. Dans cet inépuisable document qu’est ce Journal, voici quelques-unes de ces plus significatives passerelles, où Kafka, en notant au plus près telle scène du quotidien, nous fait traverser une image belle et tendue comme ses fictions mêmes.
 
Franz Kafka (1883-1924) relate dans son Journal tout ce qui l'envahit et l'abat : peur de la maladie et de la solitude, désir et crainte du mariage, lutte contre le milieu familial et religieux. Etouffé par ses scrupules, il ne perd jamais de vue la vie spirituelle dont il attend force et lumière... Le Journal couvre la période 1910-1923.

Devant ma fenêtre, traversant le chantier de l’Université en partie couvert d’herbes folles, deux petits garçons vêtus de blouses bleues, l’une claire, l’autre, celle du plus petit, plus foncée, portent à peins bras chacun une gerbe de foin séché. Ils la traînent le long de la côte. Charme de ce spectacle pour l’œil. 20 août 1912.
Ce matin, de bonne heure, le chariot vide avec un grand cheval maigre devant. Tous deux, faisant un ultime effort pour gravir la côte, extraordinairement étirés en longueur. Le spectateur les voit posés de travers. Le cheval, les pattes de devant légèrement levées, le cou tendu latéralement et en hauteur. Au-dessus de lui, le fouet du cocher. 20 août 1912.
L’insatisfaction dont une rue offre l’image : chacun lèvre les pieds pour quitter la place où il se trouve. 21 août 1912.
Les histoires que racontait H., hier au bureau. Le tailleur de pierres qui lui a mendié une grenouille sur la route. Il l’a tenue solidement par les pattes, et l’a avalée en trois coups de dents : un pour la tête, un pour le tronc, un pour les pattes. 18 septembre 1912.
Löwy me parle d’un de ses amis qui est marié, qui, vivant à Postin, petite ville aux environs de Varsovie, se sent isolé dans son intérêt pour les idées progressistes, et , par suite, malheureux. « Postin, c’est une grande ville ? – Grande comme ça », et il me tend la paume de sa main. Elle est couverte d’un gant jaunâtre et rugueux, et elle figure un désert. 22 novembre 1912.
Aujourd’hui, passé tout l’après-midi sur le canapé dans un état de fatigue douloureuse. Le bruit du balais qu’on passe sur le tapis dans la chambre d’à-côté est perçu par l’oreille comme celui d’une traîne qui bouge par saccades. 18 mars 1912.
Le monde prodigieux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer sans me déchirer. Et plutôt mille fois être déchiré que le retenir en moi ou l’enterrer. 21 juin 1913.
Le couple en voyage de noces qui sortait de l’hôtel de Saxe, dans l’après-midi. Mettent une carte à la boîte. Visages peu caractéristiques à première vue. 1er juillet 1913.
Un collier de petites boules d’or sur un cou bruni. 3 juillet 1913.
Observé, hier. La situation qui me convient le mieux : écouter la conversation de deux personnes en train de discuter une affaire qui les touche de près, tandis que je n’y prends qu’une part très lointaine, absolument désintéressée par surcroît. 22 octobre 1913.
Dans une cour violemment éclairée par le soleil, deux chiens venant de directions opposées couraient à la rencontre l’un de l’autre. 18 novembre 1913.
Je suis allé au cinéma. Pleuré. Avant, un film triste, L’accident du dock, après un comique, Enfin seul. Je suis absolument vide et insensible. Le tramway qui passe a plus de signification vivante que moi. 20 novembre 1913.
L’enfant de la concierge, qui m’a ouvert la porte. Empaqueté dans un vieux châle de femme, blême, avec un petit visage engourdi et potelé. La nuit, la concierge le transporte ainsi arrangé jusqu’à la porte de la rue. 27 novembre 1913.
J’étais assis chez Weltsch dans un fauteuil à bascule, nous parlions du désordre de notre vie, lui malgré tout avec une certaine confiance. « Il faut vouloir l’impossible ! ». Moi, sans même avoir cela, dans le sentiment d’être le délégué de mon vide intérieur, qui est exclusif et pas même exagérément grand. 16 décembre 1913.
La silhouette d’un homme qui, les bras à moitié levés dans un geste asymétrique, se tourne vers le brouillard total pour s’y engager. 17 décembre 1913.
La jeune fille au café. Sa jupe étroite, sa blouse de soie blanche, vague et garnie de fourrure, son cou nu, son chapeau gris de même étoffe qui lui emboîte la tête. Visage plein qui rit et qui respire éternellement, regard bienveillant quoiqu’un peu affecté. 12 janvier 1914.
Violente averse. Mets-toi face à la pluie, laisse ses rayons de fer te pénétrer, glisse dans l’eau qui veut t’emporter, mais ne bouge pas, reste droit et attends le soleil qui va couler à flots, subitement et sans fin. 27 mai 1914.


Extrait de : Franz Kafka, Journal
Traduction Marthe Robert, Éditions Grasset, 1954.