anthologie
ecrire la ville

Rencontres avec Samuel Beckett

Charles Juliet
Intégrer la parole, dialoguée ou pas, dans un dispositif narratif, sans qu’elle soit redondante par rapport à ce dispositif. Faire fonctionner ces paroles pour qu’elles vaillent par elles-mêmes, indépendamment du sens qu’elles transportent. Faire surgir en travers de la page un personnage, et que le contexte dans lequel il surgit existe en même temps. Le fait que Beckett et Juliet soient aussi réservés l’un que l’autre dans l’usage de la parole fait que le moindre échange est très précisément situé, dans l’attitude, les regards, l’attente, et chaque parole évidemment laisse de l’espace pour être interprétée, déchiffrée. Et quelle tension, tout du long contenue – le livre alors est lui-même le miroir grossissant de ce qu’on va chercher à faire.
 
Charles Juliet est né en 1934. À trois mois, il est placé dans une famille de paysans suisses qu'il ne quittera plus. À douze ans, il entre dans une école militaire dont il ressortira à vingt, pour être admis à l'École de Santé Militaire de Lyon. Trois ans plus tard, il abandonne ses études pour se consacrer à l'écriture. Il travaille quinze ans dans la solitude avant de voir paraître son premier livre. Il vit à Lyon.

Je sonne à l’interphone. Il m’invite à monter. Quand je sors de l’ascenseur, je me heurte presque à lui. Il m’attendait sur le palier. Nous pénétrons dans son bureau. Je prends place sur un petit canapé en face de sa table de travail, tandis qu’il s’assoit sur un tabouret, de biais par rapport à moi. Il a déjà adopté la position qui lui est familière lorsque, assis, il demeure inoccupé : une jambe enroulée autour de l’autre, le menton dans une main, le dos courbé, les yeux fixant le sol.
[…]
À dix-neuf heures précises, heure de notre rendez-vous, j’aperçois sa haute silhouette. Lunette aux verres foncés. Veste en peau de mouton. Cache-nez d’un rouge pâle, d’une nuance particulièrement belle.
Je vais à lui, me présente. Il me regarde en silence pendant quelques secondes tout en gardant ma main dans la sienne. Il ôte ses lunettes et nous entrons.
Il retire sa veste, me fait asseoir sur la banquette, tandis qu’il s’installe sur une chaise qu’il place résolument de biais, en sorte que nous ne nous faisons pas face. Pantalon de velours sombre et quelque peu élimé. Pull-over à col roulé, bleu-gris.
[…]
Nous revenons à son œuvre. Il reconnaît qu’il s’est de plus en plus effacé de ses textes.
À la fin, on ne sait plus qui parle. Il y a une totale disparition du sujet. C’est à cela qu’aboutit la crise de l’identité.
Il estime que ce qui est exigé de l’artiste, c’est de disparaître en tant qu’individu de ce qu’il fait.
Je reviens sur les Textes pour rien. Cite quelques bribes…. « Ce rien foisonnant… » Il sourit.


Extraits de : Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett
POL, 1999.