anthologie
ecrire la ville

Ode à Marcel Proust

Paul Morand
Chaque parole prononcée dans le texte de Paul Morand est portée par un dispositif narratif particulier qui lui reste spécifique, jamais employé deux fois. Et toujours enclos par la chambre, qui sépare ces paroles et les isole dans le texte. La linéarité du temps convoqué, parallèle du temps de récit et du temps réel de la visite, est sans doute l’élément porteur secret de ce qu’on peut provoquer par ce texte, via cette idée de visite, ou le narrateur s’efface en apparence parce que ce qui est décrit c’est son propre mouvement d’entrer dans un monde clos (comme la Miss Havisham des Grandes Espérances de Dickens).
 
Attaché de l'Ambassade de France à Londres, Paul Morand mène une vie mondaine qui le conduit à rencontrer Marcel Proust. A vingt-neuf ans, il publie sa première nouvelle au Mercure de France. Auteur à la mode, il participe au bouillonnement culturel de l'entre-deux-guerres, avant de devenir ambassadeur à Bucarest en 1943 sous le gouvernement de Vichy. Il sera élu à l'Académie française en 1968.

Ombre
née de la fumée de vos fumigations,
le visage et la voix
mangés
par l’usage de la nuit,
Céleste,
Avec sa rigueur, douce, me trempe dans le jus noir
De votre chambre
Qui sent le bouchon tiède et la cheminée morte.

...

Derrière l’écran des cahiers,
sous la lampe blonde et poisseuse comme une confiture,
votre visage gît sur un traversin de craie.
Vous me tendez des mains gantées de filoselle ;
silencieusement votre barbe repousse
au fond de vos joues.
Je dis :
— Vous avez l’air d’aller fort bien.
Vous répondez :
— Cher ami, j’ai failli mourir trois fois dans la journée.


Extrait de : Paul Morand, Ode à Marcel Proust