anthologie
ecrire la ville

Où que je sois encore…

Arnaud Maïsetti
De 21h38 à 7h57, le récit se déroule dans une chambre sous les toits, à Paris, dans le quatrième arrondissement, une chambre où quelqu’un se tient à l’écoute des voix, des échos, des paroles, une chambre des enregistrements...
 
Né en 1983, Arnaud Maïsetti a publié au Seuil son premier roman, Où que je sois encore...(2008), errance le temps d'une nuit sur la ville et ses récits. Il poursuit cette démarche, articulation langue et trajectoire urbaine, sur internet avec travail photographique, via un journal en ligne, un site collectif d'expérimentation et de critique, et des fictions d'anticipation.

Dehors, il y a ceux qui sont restés, résignés du dehors, et qui passent, traverseront la nuit sans rien entendre et sans rien voir. Pourquoi ne pas moi aussi descendre, et résigné. Pourquoi ne pas moi aussi comme eux passer dehors et allonger mon ombre contre la nuit ; pourquoi ne pas comme eux mêler ma voix à la voix du soir qui descend. Mais non – impossible. Dans cette chambre où je suis, je ne suis pas dedans, comme dans ces immeubles chauffés à la lumière artificielle des soirées anesthésiées où penser à autre chose tient lieu d’occupation d’espace et de temps, où cesser de penser occupe toute la place et toutes les heures – et se coucher tôt pour tenir le lendemain. Mais, dans cette chambre où je regarde, je ne suis pas dehors non plus, le froid ici n’est pas celui qui dehors entoure et endort chaque corps jusqu’à l’immobiliser et le serrer contre lui – de cette chambre d’où je vois toute la ville, les voix me parviennent et tracent sur les murs blancs autour de moi l’histoire des nuits interrompues, l’histoire d’une interruption qui creuse bien au-delà des évidences – trace dans les corps d’une résistance tenace aux habitudes : trace dans l’air d’une voix qui dicte la rumeur du monde – le décompte des corps (vingt et une heures cinquante huit) – sous laquelle je m’efface. Je suis à la dictée, attendre le prochain mot que la nuit me jettera. J’entends chaque modulation des voix comme les mouvements mêmes de cet effacement : la nuit qui s’abat après m’avoir frôlé remplace l’histoire, et l’oubli, et le reste – et les corps, et la chute des corps, et dans les voix qui montent, c’est la nuit qui se lève, noire, évidente, ininterrompue. Alors, écouter les voix – je suis à la dictée – fondre le dedans de toutes choses au dehors du temps. Ne plus penser au juste les évidences exécutées. Mais les parler, dans leur bouche. Et dans la ronde : achever le cercle des cris. Achever tout pour qu’enfin. Mais ça n’en finit pas – parce que encore je suis encore. Toutes les voix qui m’entourent, et m’effacent. Le dehors qui m’envahit au-dedans de moi. Le dedans que rien ne remplace jamais sans que tout dehors s’abolisse. Ne pas se croire arrivé. Ne pas cesser de finir d’arriver. Ne pas arriver à finir encore. J’ai urgence à taire ce dont patiemment on nous charge. Comme par exemple l’usage des verbes. Encore. Je suis l’urgence du temps. Je suis encore. Toutes les voix qui me cernent, m’envahissent. Où que je sois. En elles, sous elles, je suis. Je continue. Je suis disparaître et revenir. Encore.
   

Extrait de : Arnaud Maïsetti, Où que je sois encore
Éditions du Seuil, coll. Déplacements, 2008