anthologie
ecrire la ville

Vous qui habitez le temps

Valère Novarina
L’atteinte au langage à quoi procède Valère Novarina en ouverture de Vous qui habitez le temps, portée sur la grammaire elle-même, dispose d’un unique effet libératoire. Une fois perdue la norme par rapport à la langue, celle-ci va pouvoir se fixer bien plus librement sur ce qu’elle nomme. C’est parce qu’on porte atteinte au sens, que celui-ci se refait depuis l’écho ou les harmoniques de la langue, sa fondation ou son appel en nous, ses dépôts. On sera capable d’écrire en renvoyant au monde, justement parce que l’appui qu’on fera de son écriture ne sera pas sur le réel dont on se saisit, mais sur cette fondation en soi de la langue.
 
Valère Novarina (né en 1947 en Suisse d'un père architecte et d'une mère actrice de théâtre) est un écrivain, dramaturge, metteur en scène, peintre et photographe franco-suisse.Il écrit selon un processus où souvent le premier jet est réalisé au crayon, dans la solitude d’une cabane de berger dans les Alpes. Un chemin qui pour lui se dessine très tôt, écrivant à Samuel Beckett ou Jean Dubuffet dès son adolescence.

Un homme monte en haut d’une ville pour se voir.
LE VEILLEUR :
Relevé vu et lu : ville de Paris, 8 heures 19 : une quatre Renault citron-bleu-vert, allant de droite à gauche et de gauche à droite. 8 heures 26 : une femme parfois poussant caddy. 8 heures 32 : un homme s’apportant trois poulets à lui-même. 8 heures 47 : une camionnette tuba, avec une vitre en transparence. 8 heures 53 : un cycliste pas pressé d’apparaître. 9 heures une : une camionnette signée Jean d’Aplomb. 9 heures 2 : une camionnette signée Dunlop; suivie d’une camionnette à chenille de Pindreau. Même modèle à 9 heures 03, signé Tupin-Transport. 9 heures 7 : vélo en roue libre. 9 heures 9 : trois jeunes garagistes à pied. 9 heures 11 : six Peugeot à huit hommes. 10 heures pile : un homme massif, suivi de la Femme au pantalon mort. 10 heures une : un usager assez maigre tenant ses cinq doigts dans une main… 10 heures 2 : sortant d’une boîte, l’une d’elle, puis l’éloignant. 10 heures 3 : un professionnel. 10 heures 3 ; j’ai lu au trottoir droit : « – Mille quarante-quatre francs seulement l’année par an. – Savoir jumper, sachez jumper ! – Toute grande dernière liquidation générale. – Mange à toute heure : merci les visiteurs. – Rappelez-moi par mon gros nom : Hop-là ! – Douchez de braise. – L’avenir prépare le passé. – À deux cents millimètres de la sortie, ce centimètre cube est à vous. – Résidence Trombinière : Jean Usager s’y construit. – Au Château gros : vivez cul sec. – Libres parkings, parkings de libre. – A tout ! Pour vous ! – Chien Silégy, votez Duquel ! – « À Dieu passé par là par erreur. » – Angoisse à Cipendieux. – Monument vif à la Déesse de la Détresse de la Raison. – Videz les horloges creuses. – Mangez sans dates limites. – Agissez Tuggleau ! – Isabelle Barberie. » 10 heures 4 : à 10 heures 4 il a été vu un homme découvert de regardant se recoiffant dans une vitrine. 10 heures 5 : deux Anglaises en automobile-cube-vert-beige-pâle. 10 heures 6 : retour des camionnettes Tupin Transport. 10 heures 7 : un mentonnier de bois au trou phosphorescent tenant attachés ses trois parents et un bâtonnier de bois au bout phosphorescent rappelé soudainement par les allumettes à la craquelure. 10 heures 9 : un piétonnier tout seul, dépenaillé, muni d’une paire de pieds, suivi de cinq vivants professionnels. 10 heures 10 et 11 et 12 et 13 : vu que trop tard j’avais assez attendu, j’avais déjà trop vu que j’avais rien à voir. Chuté de mon promontoire.


Extrait de : Valère Novarina, Vous qui habitez le temps
POL, 1989, p 11-12.