Peines de cœur d’une chatte anglaise
Vie privée et publique des animaux
Voyage d’un lion d’Afrique à Paris
Guide-âne à l’usage des animaux qui veulent parvenir aux honneurs
Dans les Scènes de la vie privée et publique des animaux
Grandville (1803-1847), illustrateur ; Jules Hetzel, éditeur ; Paulin, éditeur, 1842.
2 vol. gr. in-8°, fig., pl., frontisp.
BnF, Réserve des livres rares, RES-Y2-1007
© Bibliothèque nationale de France
Dans cette nouvelle satirique, Balzac met en scène la querelle opposant Geoffroy Saint Hilaire (1772-1844) à Cuvier (1769-1832). Le premier soutient qu’il existe un principe unique d’organisation chez tous les êtres vivants, ce que le second conteste. Le premier défend l’évolution des espèces (transformisme) et l’influence du milieu, le second est un fixiste. Leur querelle fit grand bruit dans les années 1830 — Balzac était résolument de l’avis de Geoffroy Saint Hilaire. Sa nouvelle, Guide-âne à l’usage des animaux qui veulent parvenir aux honneurs, est également un petit manuel de l’arriviste.

Voici l’arrivée de l’âne et son maître (Geoffroy Saint Hilaire) à Paris.
« Après avoir ainsi salué la ville des acrobates et des prestidigitateurs, nous descendîmes dans les défilés puants du célèbre faubourg plein de cuirs et de science, où nous nous logeâmes dans une misérable auberge encombrée de Savoyards avec leurs Marmottes, d’ltaliens avec leurs Singes, d’Auvergnats avec leurs Chiens, de Parisiens avec leurs Souris blanches, de harpistes sans cordes et de chanteurs en roues, tous Animaux savants. Mon maître, séparé du suicide par six pièces de cent sous, avait pour trente francs d’espérance. Cet hôtel, dit de la Miséricorde, est un de ces établissements philanthropiques où l’on couche pour deux sous par nuit, et où l’on dîne pour neuf sous par repas. Il y existe une vaste écurie où les mendiants et les pauvres, où les artistes ambulants mettent leurs Animaux, et où naturellement mon maître me fit entrer, car il me donna pour un Âne savant. Marmus, tel était le nom de mon maître, ne put s’empêcher de contempler la curieuse assemblée des Bêtes dépravées auxquelles il me livrait. Une marquise en falbalas, en bibi à plumes, à ceinture dorée, Guenon vive comme la poudre, se laissait conter fleurette par un soldat, héros des parades populaires, un vieux Lapin qui faisait admirablement l’exercice. Un Caniche intelligent, qui jouait à lui seul un drame de l’école moderne, s’entretenait des caprices du public avec un grand Singe assis sur son chapeau de troubadour. Plusieurs Souris grises au repos admiraient une Chatte habituée à respecter deux Serins, et qui causait avec une Marmotte éveillée.
— Et moi, dit mon maître, qui croyais avoir découvert une science, celle des Instincts Comparés, ne voilà-t-il pas des cruels démentis dans cette écurie ! Toutes ces Bêtes se sont faites Hommes !
— Monsieur veut se faire savant ? dit un jeune Homme à mon maître. La science vous absorbe et l’on reste en chemin ! Pour parvenir, apprenez, jeune ambitieux dont les espérances se révèlent par l’état de vos vêtements, qu’il faut marcher, et, pour marcher, nous ne devons pas avoir de bagage.
— À quel grand politique ai-je l’honneur de parler ? dit mon maître.
— À un pauvre garçon qui a essayé de tout, qui a tout perdu, excepté son énorme appétit, et qui, en attendant mieux, vit de canards aux journaux et loge à la Miséricorde. Et qui êtes-vous ?
— Un instituteur primaire démissionnaire, qui naturellement ne sait pas grand’chose, mais qui s’est demandé pourquoi les Animaux possédaient a priori la science spéciale de leur vie, appelée instinct, tandis que l’Homme n’apprend rien sans des peines inouïes.
— Parce que la science est inutile ! s’écria le jeune Homme. Avez-vous jamais étudié le Chat-Botté ?
— Je le racontais à mes élèves quand ils avaient été sages.
— Eh bien, mon cher, là est la règle de conduite pour tous ceux qui veulent parvenir. Que fait le Chat ? Il annonce que son maître possède des terres, et on le croit ! Comprenez-vous qu’il suffit de faire savoir qu’on a, qu’on est, qu’on possède ! Qu’importe que vous n’ayez rien, que vous ne soyez rien, que vous ne possédiez rien, si les autres croient ? Mais vœ soli a dit l’Écriture. En effet, il faut être deux en politique comme en amour, pour enfanter une œuvre quelconque. Vous avez inventé, mon cher, l’instinctologie, et vous aurez une chaire d’Instincts Comparés. Vous allez être un grand savant, et moi je vais l’annoncer au monde, à l’Europe, à Paris, au ministre, à son secrétaire, aux commis, aux surnuméraires ! Mahomet a été bien grand quand il a vu quelqu’un pour soutenir à tort et à travers qu’il était prophète. »

Honoré de Balzac, Guide-âne à l’usage des animaux qui veulent parvenir aux honneurs dans Scènes de la vie privée et publique des animaux.
>Texte intégral dans Gallica : J. Hetzel et Paulin, Paris, 1842
 
 

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