[Page Accueil BnF]

Tous les savoirs du monde :
De Panckoucke à Queneau

[Les dossiers pédagogiques]

1. L'âge d'or du dictionnaire, le XIXe siècle
2. Un siècle critique, le XXe siècle

[Sommaire du Cahier TSM]

2. L'encyclopédisme au XXe siècle : une entreprise critique

Comprendre, douter

Au XXe siècle, la grande foi positiviste en un progrès de l'humanité par le développement du savoir a été définitivement ébranlée par une série de cataclysmes :

  • on ne croit plus à l'accumulation continue de la connaissance scientifique,
  • on enregistre l'éclatement de la science en une multitude de champs scientifiques distincts,
  • le savoir semble générer plus d'incertitudes que d'affirmations et ses usages suscitent plus d'inquiétudes que d'optimisme.

Dans ce contexte, les projets encyclopédiques ne peuvent plus se contenter de satisfaire la curiosité, ils ont vocation à alimenter la réflexion collective devenue nécessaire.


Tome VII de l'Encyclopédie Française
"Combat entre Bassouto et Zoulou"
Paris, BnF

Trois grands projets illustrent ce nouveau propos :
  • l'Encyclopedia Universalis,
  • l'Encyclopédie Française,
  • l'Encyclopédie de la Pléiade.

Reflet d'une époque mouvante où le sentiment de précarité domine, l'Encyclopédie Française d'Anatole de Monzie et Lucien Febvre est une sorte de « bilan ouvert des savoirs contemporains » (R. Seckel), qui s'attache à faire comprendre avant de faire connaître.

L'Encyclopédie de la Pléiade, dont Raymond Queneau accepte en 1954 la direction, est une entreprise totalement paradoxale puisque son auteur n'hésite pas à proclamer : 

qu'« une Encyclopédie vraie est actuellement une absurdité »,
car « la science actuelle est un disparate [sic], un amas incoordonnable » :
« je répondrai : à coeur vaillant rien d'impossible ».

En suivant un ordre méthodique, il souhaite conduire le chercheur à sortir de sa spécialité et amener le « lecteur brut à devenir (s'il ne l'est déjà !) un lecteur éclairé, c'est-à-dire lui apprendre à apprendre ».

L'encyclopédie est désormais une entreprise critique qui enseigne l'ignorance et le doute, dégageant par là, peut-être, la possibilité de l'invention.

Au sommet l'homme dans sa dignité ; l'homme force pensante, aimante,
agissante et qui sait, dans la dispersion des faits de nature et des oeuvres
nées de lui, introduire une ordonnance, celle de sa pensée.

L. Febvre, Ce qu'est l'Encyclopédie française.

Satisfaits de leur régime, ils [Bouvard et Pécuchet] voulurent s'améliorer
le tempérament par la gymnastique. Et ayant pris le manuel d'Amoros,
ils en parcoururent l'atlas. Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés,
debout, pliant les jambes, écartant les bras, montrant le poing,
soulevant des fardeaux, chevauchant des poutres [ ], un tel déploiement
de force et d'agilité excita leur envie. Cependant; ils étaient contristés
par les splendeurs du gymnase, décrites dans la préface. Car jamais ils ne
pourraient se procurer un vestibule pour les équipages, un hippodrome
pour les courses, un bassin pour la natation, ni « une montagne de gloire »,
colline artificielle, ayant trente-deux mètres de hauteur. Un cheval de
voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux, ils y renoncèrent,
le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mât horizontal ; et quand
ils furent habiles à le parcourir d'un bout à l'autre, pour en avoir un
vertical, ils replantèrent une poutrelle des contre-espaliers. Pécuchet gravit
jusqu'au haut. Bouvard glissait, retombait toujours, finalement y renonça.

Ensuite, ils glorifièrent les avantages des sciences :
que de choses à connaître !
que de recherches, si on avait le temps !

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet,

 

 

 

Savoir(s) et ignorance(s)

Socrate, comment vas-tu t'y prendre pour chercher
une chose dont tu ne sais absolument pas ce qu'elle est ?

Platon, Ménon.

Nos savoirs, loin de se dégager au cours de l'histoire comme une architecture massive et limpide, se révèlent au contraire comme opaques et troués d'ignorances.

Ces ignorances revêtent plusieurs formes.

  • Il y a ce qu'on croit savoir, le préjugé, source de haine et d'incompréhension.
  • Il y a ce qu'on a oublié, ce patrimoine qui se perd à mesure que l'on apprend à calculer, à lire, à écrire, ce trésor volatil de sagesse et de mémoire.
  • Il y a ce qu'on ne sait pas qu'on sait.
  • Il y a enfin ce qu'on ne sait pas encore, ces terres inconnues dont les chercheurs reculent sans cesse les frontières.

Mais cette augmentation du savoir ne produit pas une diminution de l'ignorance, au contraire : le savoir secrète au fur et à mesure de son développement de nouvelles interrogations. À l'image de ce philosophe grec (Thalès) qui regardait les étoiles et tombait dans un puits, le chercheur du XXe siècle, fixant des constellations nouvelles, voit sans cesse l'ignorance lever à ses pieds, comme une herbe intarissable.

Ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas ne constituent pas deux zones,
ignorance et savoir, avec un rapport entre elles qu'on appellerait extensif.
Notre époque a plutôt le sentiment que ce que l'on ne sait pas
gît dans ce que l'on sait ou que l'on croit savoir.
Le savoir augmente et on ne peut pas dire de l'ignorance qu'elle diminue.
Il s'opère plutôt [ ] une complexification de ce que l'on croyait simple.


Paul Ricoeur, dans Qu'est-ce qu'on ne sait pas ?,
Paris, Découvertes Gallimard, 1995.

Ainsi l'une des découvertes les plus importantes des sciences humaines au cours des trois derniers siècles est celle « des conséquences non intentionnelles de nos actions ». À cause des connexions qui relient l'ensemble du monde, la portée de nos actes a cessé d'être mesurable, les effets nous échappent et comme l'écrit Bernard Michaux dans Qu'est-ce qu'on ne sait pas ?:

ce qu'on ne sait pas fait rage contre nous .

Le langage, véhicule privilégié de transport du savoir, est une ample réserve de boîtes noires. Pour la psychanalyse, nous ressemblons à des messagers qui ignorent le contenu des messages qu'ils portent. L'origine même de la pensée nous est inconnue : pour les neurophysiologues, personne ne peut expliquer comment une décision, une idée, « un rayon de sagesse », parviennent dans notre cerveau.

Pour les astrophysiciens, l'inexplicable est vertigineux : « Pourrons- nous jamais expliquer ce fantastique travail de précision ? » se demande Trinh Xuan Thuan. Le futur est un vaste champ semé de points d'interrogation : selon la théorie du chaos, « toute prévision est impossible puisque les différences les plus infimes et non mesurables aux points de départ peuvent entraîner des résultats très différents plus tard » (Michel Winock).

Le passé nous serait-il mieux connu, plus sûr ? Sûrement pas si l'on en croit à nouveau Michel Winock : « Les historiens peuvent bien parvenir à des certitudes sur la réalité vérifiable de tel ou tel événement, ce travail d'annaliste ou de greffier ne nous apprend rien en profondeur : tout au plus met-il un peu d'ordre dans le chaos de la vie passée. Au-delà, au stade supérieur de l'explication et de l'interprétation propre à l'historien, on ne trouve plus que des esprits spéculatifs en concurrence. »

Enfin, pour ce qui est de savoir vivre ensemble, on peut dire que les hommes balbutient encore.

 

1. L'âge d'or du dictionnaire, le XIXe siècle
2. Un siècle critique, le XXe siècle
 
[Dossiers pédagogiques] / [Sommaire TSM]