par Joëlle Deniot
Évoquer la chanson de cabaret à propos des nouvelles voix théâtrales d’après-guerre peut surprendre. Le chanté n’est pas le parlé. Pourtant au XXe siècle, la chanson devient spectacle, favorisée par le rapprochement entre tradition populaire et poésie littéraire. Elle acquiert sa propre théâtralité et s’invite sur les scènes théâtrales pour une articulation subtile des deux arts. Évoquer cette chanson à propos du TNP de Vilar surprendra plus encore. Pourtant, les liens entre le TNP des débuts et le cabaret ont été multiples et profonds.
Pour comprendre l’effet du cabaret sur le théâtre des années 1950, il faut prendre en compte le fait que la chanson, avec Yvette Guilbert, est devenue un spectacle et a acquis dès le début du XXe siècle sa propre théâtralité, favorisant une articulation inédite entre ces deux arts de la scène. Ce lien est renforcé, à la Libération, par le rapprochement socio-politique général entre tradition populaire et poésie littéraire. Les disques de théâtre édités par le TNP en témoignent : textes dits, musique et chansons étaient pensés ensemble.
Le cabaret parisien est depuis longtemps un acteur de la scène artistique, musicale notamment. Au début du XXe siècle, Le Chat noir accueille Aristide Bruant. Dans les années vingt, Jean Cocteau ouvre Le Bœuf sur le toit où l’on peut entendre le tout nouveau jazz. Mais c’est dans l’après-Seconde guerre mondiale et jusqu’aux années soixante que fleurissent d’autres styles de cabarets, qui seront de véritables écoles du spectacle, pour la chanson en particulier. Ce sont souvent de petites salles rapprochant spectateurs et artistes, offrant un écrin intime à un nouveau genre de chanson que l’on nommera « chanson à texte », « chanson rive gauche », distincte de la « variété ». Ces scènes exiguës où dialoguent en permanence la chanson et le théâtre, révèlent de nombreux artistes.
Contemporain de l’âge d’or des cabarets (1945-1963), le Théâtre National Populaire de Jean Vilar en intègre les formes et les acteurs dans ses spectacles. Prenons trois exemples marquants : Germaine Montero et Rosy Varte, comédiennes venues à la chanson par la voie du cabaret ; les duettistes Marc et André, qui incarnent le lien premier et récurrent entre la scène du TNP et la chanson.
Jean Vilar avait commencé sa carrière dans ces très petites salles, qui font du manque une vertu, et en garda le goût pour inventer un style qu’il développa dans des lieux immenses.
Germaine Montero présente la particularité de mener de front une carrière de chanteuse et une carrière de comédienne. Née à Paris en 1909, Germaine Heygel se rend en Espagne au début des années trente ; elle y rencontre le poète et dramaturge Federico Garcia Lorca. De retour à Paris après le coup d'État franquiste de 1936, elle prend le pseudonyme de Montero et joue dans des adaptations françaises du théâtre espagnol. En 1938, elle se fait remarquer dans les Noces de Sang de Lorca. Agnès Capri, pionnière dans l’histoire des cabarets artistiques parisiens, insiste pour que Germaine Montero se produise dans son cabaret, rue Molière, avec un florilège de ces chansons. Elle y restera durant deux saisons.
Chez Agnès Capri, Germaine Montero rencontre Jacques Prévert, un événement décisif. Elle interprétera notamment “Barbara”, “Les enfants qui s’aiment”, “Les Feuilles mortes” ou encore “En sortant de l’école”. Le 27 juin 1945, elle présente son premier récital, composé d’une trentaine de chansons, sur la scène du Théâtre de l’Athénée à Paris, dirigé par Louis Jouvet.
Privilégiant le disque et la radio à la scène, elle aborde un répertoire très étendu : les chansons espagnoles, les chansons de poètes, la chanson naturaliste (dont Bruant), puis la chanson néo-réaliste d’un Pierre Mac Orlan dont elle devient l’interprète en titre. La singularité de sa personnalité vocale tient davantage à son phrasé, ajusté au déroulement temporel de la mélodie et du récit, qu’à un timbre reconnaissable dès les premières notes, comme c’est le cas chez plusieurs chanteuses populaires de l’entre-deux-guerres (Berthe Sylva, Fréhel, Damia ou Piaf).
Venue à la chanson avec ses dons de comédienne.
En 1947, en pleine maturité de ces deux modes d’expression artistique (elle a joué Shakespeare, Pirandello, Brecht, Anouilh, Claudel, Montherlant avec de nombreux metteurs en scène), Germaine Montero collabore avec Jean Vilar pour les débuts du festival d'Avignon, puis au TNP, où elle interprétera Mère Courage (à partir de 1951). La pièce de Bertolt Brecht est une œuvre dont l’écriture dramatique donne à l’irruption des voix chantées, à la musique gestuelle des songs, une place décisive dans le dispositif de mise à distance des conventions théâtrales. Il était donc nécessaire, pour aborder le rôle-titre de Mère Courage, de maîtriser les deux arts, théâtre et chanson. Ce qui s’impose du côté de Germaine Montero, c’est la force, l’énergie, la fermeté du placement vocal. Sur cette marche, sa voix est altière ; la prononciation de chaque syllabe est découpée, martelée ; le phrasé souvent ponctué de « r » roulés trace son sillon avec assurance et non sans dureté.
Les interprétations de Germaine Montero dans Mère Courage (à Suresnes, Chaillot, Avignon) sont saluées par la presse. On admire son énergie, son engagement, sa maîtrise vocale. Les chansons, particulièrement applaudies par les spectateurs, resteront dans leurs mémoires. Toutefois, après la venue de la troupe du Berliner Ensemble en 1954 au Théâtre des Nations (Théâtre Sarah-Bernhardt), la découverte de la mise en scène de Brecht et du jeu d’Helene Weigel suscitent des comparaisons critiques. On reproche à Vilar d’être un praticien sans doctrine. On déprécie le jeu et le chant de Montero qui n’aurait pas toute la subtilité requise pour ce nouveau théâtre politique. Ces points de vue, relayés par la revue Théâtre populaire, viendront d’universitaires occupant la scène intellectuelle de l’époque : Bernard Dort, Roland Barthes. Tout se passe comme si à une réception populaire s’opposait une réception d’experts, adhérant aux théories brechtiennes du théâtre. Avec le recul, lorsqu’on écoute ces deux interprètes de Mère Courage, on a surtout l’impression d’entendre deux très belles voix, difficilement comparables précisément : deux langues différentes, deux traditions différentes de la scène chansonnière, deux modes différents de relation au public.
Née Nevarte Manouélian, Rosy Varte est une comédienne française d'origine arménienne. Ses parents, restaurateurs à Constantinople, l'emmènent pour s'installer en France alors qu'elle n'a que quelques mois. Aujourd’hui célèbre pour ses apparitions à la télévision dans le rôle de Maguy, elle a débuté au cabaret de la Rose Rouge, l’un des cabarets parisiens les plus renommés d’après-guerre. Une véritable école de diction qui lui permettra de se produire sur les plus grandes scènes de théâtre. Elle-même a évoqué l’influence du cabaret sur le placement de sa voix.
Si le cabaret a une réelle importance dans sa formation, Rosy Varte n’aura pas de carrière de chanteuse à proprement parler, mais sa voix chantée s’exercera et se fera remarquer sur la scène du théâtre. Entre les années 1950 et 1970, elle a appartenu à plusieurs troupes importantes et très différentes : les Grenier-Hussenot, Jacques Fabbri, le TNP de Jean Vilar et la Comédie-Française. Elle joue sur les plus grandes scènes parisiennes : Comédie des Champs-Élysées, Théâtre Édouard VII, Vieux-Colombier, Comédie-Française (en 1971).
L’un de ses rôles marquants est sans conteste son interprétation de la Mère Ubu au théâtre pour Jean Vilar en 1958, avec une musique de Maurice Jarre. Elle reprendra ce rôle à la télévision en 1965 dans la réalisation de Jean-Christophe Averty. Ubu, cette farce gentiment « anarchisante » ne semble pas a priori disposée à accueillir la chanson, si ce n’est pour la tourner en dérision. Dans la chanson du “Décervelage”, cette rengaine satirique devenue emblématique de la pièce, l’interprétation chantée de Rosy Varte s’apparente aux voix puissantes des « chanteuses réalistes » qui imposent leur style au music-hall à partir des années 30. La façon dont elle s’empare des refrains et couplets restaure vigoureusement l’enthousiasme de l’interprétation. Plus de réserve, plus de sarcasme, place à la chanson et à la vague de ce plaisir que tout emporte. En un sens Rosy Varte est elle aussi à cet instant-là possédée par la voix, par le chant où viennent fusionner, exulter toutes les énergies libérées de l’œuvre accomplie, ce soir-là, devant le public de Chaillot.
Marc Chevalier et André Schlesser sont deux chanteurs qui ont eu un rôle clé dans l’histoire du cabaret (ils ont créé L’Écluse en 1951) et ont été présents, en duo ou séparément, dans de très nombreux spectacles du TNP, André Schlesser ayant entamé sa collaboration avec Jean Vilar à Avignon dès1947. Ils y assumaient des rôles « secondaires », mais essentiels, parce qu’ils introduisaient le chant sur scène entre les voix parlées et la musique, et avec lui, un certain univers poétique et artistique.
Partageant la même passion pour la chanson de cabaret, ils constituent en 1947 un duo, « Marc et André », et commencent à se faire connaître à Paris. En 1951, ils font du café de l’Écluse, quai des Grands-Augustins, où ils chantaient déjà, un véritable cabaret qui deviendra jusqu'en 1974 le cabaret de référence de la rive gauche. Un petit lieu avec une scène d’un mètre quatre-vingt sur un mètre quarante, où débutent beaucoup de chanteurs et chanteuses qui compteront parmi les plus talentueux de cette génération, de Barbara à Brel ou à Brigitte Fontaine. Le duo interprète avec succès de nombreuses chansons déjà populaires, comme “À Paris dans chaque faubourg” (1933), ou qui le deviennent vite, comme “L’Ile Saint-Louis” (1948), ou “Monsieur William” (qu’ils créent en 1950). “À l’enseigne de la fille sans cœur”, écrite par Jean Villard, reste leur chanson la plus connue. Ils l’enregistrent en 1950. « Á cette époque, écrit Marc Chevalier, nous tentions de chanter au plus proche du naturel, nous voulions être le plus authentique possible. Pour cela, il fallait que la voix ne soit pas travaillée (au sens de la technique vocale lyrique) ou, si elle l’était, qu’on ne le sente pas. Nous quittions une période où les chanteurs avaient des trémolos dans la voix, des discours politiques et nous voulions trancher avec ça. » (cité in Alain Wodrascka, Barbara, biographie intime, City, 2017).
Dans leur répertoire, les chansons écrites pour la scène occupent une grande place. Le duo nous fait entendre deux voix parfaitement accordées, les résonances d’un timbre chaleureux et clair, une grande maîtrise vocale dont témoignent une diction toujours précise et un phrasé modulé au gré de l’esprit et du texte de la chanson.