Le mot "héros" est aujourd’hui usé jusqu’à la
corde et en même temps confronté à sa face obscure :
utilisé pour toutes sortes de personnes qui n’ont de commun
que le fait de se retrouver en haut de listes de célébrités,
ou en première page d’actualités, il est aussi revendiqué pour
qualifier les acteurs des sacrifices humains les plus extrémistes :
les attentats-suicides, devant les yeux médusés et, hélas,
blasés, des habitants de démocraties pour lesquelles la guerre
n’est pas ou plus l’affaire de tous les jours. Ces mêmes
démocraties qui croyaient avoir éradiqué l’héroïsme
guerrier en le considérant comme obsolète…
Néanmoins, les sociétés contemporaines sont toujours
caractérisées, comme Max Weber le relevait déjà à la
fin du XIXe siècle, par un "polythéisme
des valeurs",
se combattant mutuellement sans réconciliation possible. Les héros
des uns sont parfois des monstres aux yeux des autres et inversement. "L’Histoire
avec sa grande hache" nous a appris que les héros furent à la
fois nos bourreaux et nos sauveurs. "Il y a des héros en mal
comme en bien", écrivait déjà La Rochefoucauld
dans ses Maximes, et de nos jours encore, l’héroïsme
peut être un idéal défendu et utilisé par ceux
qui en appellent d’autres à se sacrifier pour eux.
L’après "11 septembre 2001" cristallise toutes les
ambiguïtés de la notion de héros mais aussi tous les
dangers qui peuvent résulter de l’amalgame. D’un côté,
des sauveteurs ayant réellement accompli des actes extraordinaires
mais héroïsés au travers de reportages, de photographies
qui les déréalisent en évacuant complètement
les morts et donc l’horreur de l’attentat. De l’autre,
des terroristes kamikazes obéissant à une mission et cherchant
une réalisation d’eux-mêmes par la mort. Contrairement à des
discours simplificateurs, l’interprétation des attentats-suicides
n’est pas tant à rechercher dans le jihad que dans
une tendance suicidaire de certains jeunes qui, à l’instar
des gangsters ou des adolescents tueurs des établissements scolaires
américains,
se constituent une image de héros guerrier, fanatique, pur et destructeur.
Cette construction héroïque dans laquelle les facteurs psychologiques
(construction de l’estime de soi) et sociaux (effets de groupe) ont
joué un rôle majeur est très différente de l’héroïsation
des martyrs palestiniens, afghans ou irakiens, pour citer des exemples
concomitants plus proches du modèle héroïque national
et religieux en vigueur en Occident au XIXe siècle
et au début
du XXe siècle.
Qu’en est-il enfin de la notion de héros aujourd’hui ?
Si on la confronte au modèle antique, l’impression est affligeante.
Plus près de notre époque, dans une récente édition
du Héros de Baltasar Gracián, Catherine Vasseur
s’interroge : "Puisque
tous ces mots ont encore cours de nos jours, l’occasion est justement
très belle de s’interroger sur l’étrécissement
de leur sens à mesure qu’ils se consument dans la gabegie
de paroles orchestrée par le devoir de communication." Cependant,
le héros est né avec la civilisation et ne peut disparaître
entièrement. Pas plus que ne le peuvent les mythes, les religions,
et tous les chemins de l’imaginaire. Gracián proposait à l’homme
de cour vivant au Siècle d’or espagnol de "se proposer
quelque héros, non pas tant à imiter qu’à surpasser".
Sans doute le héros appartient-il aux "images ancestrales" de
l’humanité, identifiées par Carl Jung. La plasticité du
concept, son évolution au cours des siècles montrent bien
son utilité, née du besoin de l’enfant, de la jeunesse,
du groupe, de l’être humain en général de se
projeter dans un modèle, de modeler son imaginaire en le tendant
vers un horizon d’excellence, un dépassement, une transcendance.
L’approche morale des héros est forcément marquée
idéologiquement mais les sociétés, comme les individus,
ne peuvent en faire l’économie. Faut-il se fixer des garde-fous ?
Dissocier le concept de ses incarnations actuelles et garder une fraîcheur
d’admiration suffisante pour constituer son propre panthéon
personnel ? Prendre conscience du syncrétisme du héros :
artefact né et véhiculé par la parole, il s’adapte
et se modifie aujourd’hui par l’image et évoluera encore ?
Ne pas confondre héroïsme et héros ? Toute personne
peut accomplir un acte héroïque, fruit d’un choix et
de valeurs assumées, d’où la multitude de héros
discrets, inconnus, morts ; le héros en revanche n’acquiert
son statut que par le discours, le culte, après l’événement,
réel ou construit. Un tricheur ou une crapule peuvent être érigés
en héros, des héros de papier peuplent les affiches de propagande
ou de publicité.
La réflexion critique et l’analyse seraient-elles garantes
d’une lecture consciente de la fabrique héroïque et d’un
jugement serein conduisant à reconnaître le véritable
héros, à condamner le salaud et mépriser l’imposteur ?
Par sa violence et sa résilience aristocratique, l’héroïsme
est mêlé au sang et à la mort. De saint Georges à l’icône
de Che Guevara, en passant par Julien Sorel ou Spider-Man, l’histoire
des héros s’écrit en rouge et noir, dans une alliance
de la guerre et du sacré.
L’époque contemporaine peine à conduire l’héroïsme
vers d’autres horizons plus pacifiques et moins phallocrates. En
procédant, par exemple, à une lecture humaniste des épopées
anciennes, ou en favorisant l’émergence de héros à la
gloire discrète qui engagent leur destinée pour défendre
ce qu’il y a de plus précieux et de plus digne : la vie
humaine.
On peut se réjouir de cette "insoutenable légèreté" des
héros modernes dont on n’exige plus nécessairement
la mort sacrificielle. Entre le talon d’Achille et la talonnade de
Zidane, il y a tout ce qui sépare le héros qui meurt du héros
qui feinte !
Pourtant dans cette édulcoration récente des héros
se profile un double risque : celui de leur patrimonialisation et
celui de leur négation. Le héros, en effet, est à la
fois le déserteur de l’histoire et l’amant de la mémoire.
Il est alors manipulé, décontextualisé, débarrassé des
enjeux politiques qui ont présidé à son élaboration.
Il entre dans une grande famille qui défend une pseudo-morale abstraite
et universelle. On le sait, les usages politiques de la mémoire,
mythifiant le souvenir, vont souvent à l’encontre de l’écriture
de l’histoire. Par son discours critique, cette dernière cherche
tout autant à construire qu’à déconstruire les
hommes célèbres. D’autre part, la sacralisation des
victimes conduit à ostraciser les héros. Un tel comportement
est illusoire, voire inquiétant, dans la mesure où une société,
trop rationalisée et aseptisée, évacuant la violence
et la mort, évoque les univers totalitaires – réels
ou fictifs – qui confient à un État le soin de gérer
le côté obscur de la vie humaine. Dans cette ardeur, cette
folie parfois, réside l’excès, le dépassement,
la part d’ombre… et l’histoire de l’imaginaire
nous montre qu’assumer les héros, c’est accepter l’homme
dans ses rêves, comme dans ses cauchemars.