ecrire la ville
rencontre avec

Paulette Perec évoque les lieux souvenirs de son mari Georges et ses tentatives d'épuiser le réel.

textes d'appui
ressources
 
vos productions
10h05 la vieille dame marche devant nous 10h04 je découvre une parfumerie 10h02 la dame de Folie Douce fait les carreaux 10h00 un vieux monsieur se gratte la tête 10h01 la dame téléphone 10h02 un monsieur sort de Plein Ciel 10h03 la dame d’Eldorado range ses fleurs 10h04 un monsieur passe avec plein de peinture sur lui 10h05 une dame me bouscule 10h06 un chien abandonné 10h07 un monsieur rend une cassette à Video Futur 10h09 Brigitte nous dit bonjour 10h09 le monsieur avec de la peinture repasse 10h10 un monsieur mange un sandwich 10h11 une dame nous demande ce que nous faisons 10h12 une chanson des East 17 10h13 Giovanni dit bonjour à un monsieur, le magasin est fermé mais un enfant est dessus 10H14 une monsieur se met le doigt dans le nez 10h13 madame Gallet est devant Fabio Lucci 10h15 François Bon téléphone 10h16 mon voisin descend les Escalators 10h17 un garçon fait la quête pour la poste
...
Classe de 4e de Bobigny

On propose, pendant 40 minutes chrono, un relevé minute par minute de tout ce qui passe sous les yeux et dans les oreilles, depuis un poste d’observation arbitraire.

Comme tous les grands arts, l’écriture a d’abord affaire au temps.
Sans doute même que le rapport au temps est ce qui définit principalement le récit.
On connaît, de Dostoïevski à Koltès, des récits qui se développent uniquement pour explorer la densité d’un instant. Au contraire, si on ajoute les durées assignées à ce que font, chez Flaubert, ses deux retraités Bouvard et Pécuchet, on a bien plus que la vie humaine. Un des livres principaux du 20e siècle, Ulysse de James Joyce, propose que nous lisions en vingt-quatre heures exactement les vingt-quatre heures d’une journée de son anti-héros, Léopold Bloom.
L’exercice qu’on propose ici a d’abord pour fonction d’établir une relation serrée entre le temps réel (temps référentiel), et le temps du récit. A les confronter ainsi l’un l’autre, on va commencer à les différencier, et conquérir la nécessaire liberté de les manier différemment.
Mais, ce faisant, en se donnant un chronomètre pour le temps du récit (relevé minute par minute, sur un temps défini par la séance d’écriture, de la totalité de nos perceptions du réel), c’est ce réel qu’on va forcer de se révéler, passer de la perception profuse à l’écriture, avec une terrible contrainte : ce qui est écrit, c’est ce qui est vu.

Ceci posé, la consigne sera très simple. Si c’est possible, on travaille à l’extérieur. On trouvera dans les textes d’accompagnement des séances réalisées dans des galeries commerciales. J’ai aussi proposé à une classe de seconde, autrefois, de partir en binômes dans le quartier environnant, et de choisir leur poste d’observation, fixe ou mobile. Voir aussi, dans les textes d’accompagnement, étonnant double texte de deux élèves (centre d’apprentissage de Pantin) se confrontant depuis le même poste d’observation (vitrine d’une annexe de la bibliothèque municipale) à tout ce qui passe dans leur champ de vision, depuis la rue.
C’est un exercice qui donne aussi des résultats surprenants dans l’enceinte même d’un établissement scolaire : on garde le principe d’un relevé minute par minute, mais on donne aux élèves le droit de circuler librement dans couloirs, cantine, administration, salle des profs. L’exercice va multiplier les perceptions, éclats de voix, coulisses de l’établissements, géographie des lieux.
Mais là, il s’agit de la ville, alors à nous plutôt d’organiser l’accompagnement pour que le travail en extérieur soit possible.
Le texte déclencheur est de Valère Novarina. Il y a d’autres exemples (la célèbre Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec, application à la place Saint-Sulpice d’un des exercices proposés dans Espèces d’espaces). Mais le texte de Valère Novarina tout d’abord inclut dans le texte son propre principe, y compris le mot ville : « Relevé vu et lu : ville de Paris, 8 heures 19… » Mais, surtout, le texte de Novarina ne se contraint pas au réel, comme le fait Georges Perec, il tente de laisser au réel sa capacité de surprise, son immédiateté de présence, en déformant la langue pour qu’elle se saisisse d’abord de cette surprise, ou de cette présence : « 8 heures 32 : un homme s’apportant trois poulets à lui-même. 8 heures 47 : une camionnette tuba, avec une vitre en transparence. 8 heures 53 : un cycliste pas pressé d’apparaître. » À le lire à voix haute pour les participants, il y a d’abord un effet de surprise, souvent des rires, mais très vite, ce qui est manifeste, c’est l’infini respect de la langue devant les choses les plus ordinaires, et que la langue doit chercher des effets extraordinaires, mais justement pour capter ces choses simples.
En partant de Novarina, on élargit subrepticement les frontières de la langue, on déculpabilise les participants quant à la difficulté, pour la langue, de saisir le concret. On fait accepter d’emblée que l’exercice comporte forcément une part ludique (voir comment, dans Novarina, un homme qui se regarde dans une vitrine place l’écriture elle aussi en reflet, et le détournement des slogans publicitaires et graffiti).
C’est l’accumulation ensuite des différents textes qui sera révélatrice : ce qu’on nomme « réel » n’est pas unique ni absolu, il est la somme de perceptions chacune partielles ou contradictoires.
Ainsi, souvenir d’une jeune enseignante, retour de l’exercice : « J’ai complètement raté, je n’ai rien trouvé… – Mais c’est quoi, là, le texte ? – Rien du tout. Comme je n’y arrivais pas, j’ai juste noté les mots sur les sacs de plastique… » Et ce relevé de marques et slogans devenait un incroyable témoignage des pratiques de consommation…
Ainsi, encore, ce souvenir d’un élève de quatrième écrivant face à une caisse de supermarché : « Le vigile vient vers moi. Le vigile me demande : – Vous écrivez quoi, là ? Je réponds au vigile : – J’écris : Le vigile vient vers moi… »
Le premier à avoir établi cette technique, c’est l’immense inventeur qu’est Raymond Roussel. Surpris lui-même de ce que l’écriture décèle alors du réel, et symétriquement doit changer d’elle-même pour capter ces surgissements, cette diversité, il multipliera trois fois l’exercice : sur un boulevard parisien, au bord de la mer à Deauville et promenade des Anglais à Nice. Il rassemble ces trois textes dans La Vue.

Double enjeu donc, dans l’exacerbation de l’écriture, qui doit se plier à l’arbitraire de ce qui surgit, et dans la notation complexe du réel.
Les textes rapportés par les participants incluent leur décompte temporel. Pour la lecture de fin de séance, on peut proposer une lecture collective, l’animateur donnant les tops, « 14h40… » et chacun des participants donnant ou pas ce qu’il a relevé à cet instant. Pour les lectures individuelles et la mise en ligne, on peut bien sûr se dispenser de ces « tops » chronologiques, selon qu’ils sont nécessaires ou pas au texte.
C’est un exercice très dense, et le temps de « retour » et partage, via la lecture à voix haute, est d’autant plus important qu’il fonctionnera comme révélation du réel, ou même critique du réel. Si on a prévu une séance de deux heures, on peut donc diviser en 20 minutes de présentation, 40 minutes pour l’exercice lui-même, et 40 minutes minimum de lecture, en prévoyant marge pour dispersion et rassemblement du groupe.
Bien insister, en amont, sur le fait que chacun ait à prévoir d’avance sa posture : dans l’exemple ci-dessous, étudiants en urbanisme dans une galerie commerciale de la périphérie de Tours, un étudiant s’est attaché aux pas d’un couple de passants, une autre s’est assise sur un banc et n’en a plus bougé, etc.
Bien insister sur le fait que le sujet écrivant fait partie de l’expérience : si on ne « relève » rien, on a le droit d’écrire « 14h54, rien », et que les signes écrits, les notices, les éclats de voix font partie du réel à écrire.
Hors de question de faire cet exercice sans appui réel : si on ne peut pas sortir de la salle, on traitera de ce qu’on aperçoit par les fenêtres. Si on ne peut pas sortir du collège ou du lycée, on ira dans les couloirs, les cours, et toutes les salles et couloirs accessibles. Si on peut sortir, choix préalable du « terrain d’expérimentation : rues proches, une galerie commerçante, ou tout lieu public envisageable (gare, tribunal, mairie).