L'invention de la photographie

À peine née, la Photographie est parmi les découvertes scientifiques l'une des plus fécondes, et étant donné le chemin parcouru depuis l’époque encore récente où Arago présentait à l’Institut émerveillé le premier Daguerréotype, on est en droit d'attendre toujours d’elle pour chaque lendemain de nouveaux et importants progrès. Avant tout et par-dessus tout peut-être, n'aurait-elle en effet pas tout droit à notre reconnaissance alors qu'elle ne servirait qu'à conserver l'image de ceux qui nous sont chers ? Grâce à elle les distances se rapprochent ; l'absent semble moins loin, les épreuves qu'il nous adresse permettent de parcourir les mêmes sites, de revoir les mêmes spectacles ; on s’identifie à lui, on revit sa vie. […]
La photographie n'est-elle pas encore précieuse lorsqu'elle fait revivre pour nous ceux que nous admirons, lorsqu'elle conserve, par exemple, sur une plaque daguerienne unique, les traits du grand Balzac ? Bien que dès le début on ne put entrevoir toutes les conséquences de la découverte de Niepce, elle était assez surprenante par elle-même pour que son apparition émût le monde entier. Aujourd'hui encore, qu'elle est théoriquement et scientifiquement expliquée, on ne peut se défendre contre l’étonnement que vous cause toujours le développement d'un cliché. L'émotion vous gagne lorsque, par le simple effet d'un réactif sur cette plaque impressionnée, mais en apparence restée vierge, vous voyez peu à peu apparaitre et se révéler dans toute sa finesse de détails cette image quelquefois à peine entrevue et dont votre regard n'avait gardé qu'un souvenir fugitif.
 

De la chambre noire à l'image négative : Porta et Nicéphore Niepce

Mais procédons par l'historique de la question. L'initiateur serait Jean-Baptiste Porta, qui avait inventé en 1560 la chambre noire dont il se servait pour exécuter ses dessins. Plus tard, dès 1780, le physicien Charles, l'ami des Mongolfier, obtenait des silhouettes en projetant au soleil l'ombre d'une personne sur un papier recouvert de chlorure d'argent. Mais cette image ne pouvait être conservée longtemps, puisqu'on ne connaissait encore aucun agent chimique pour fixer l'effet de la lumière. […]
 

 
Il était réservé au génie de Nicéphore Niepce de matérialiser l'image intangible du miroir. Né en 1765, Niepce était entré au 42e d'infanterie comme sous-lieutenant ; mais après les campagnes de Sardaigne et d’Italie, sa santé et la faiblesse de sa vue l’obligèrent à abandonner la carrière militaire. Revenu à Chalon-sur-Saône, sa ville natale, il se consacre exclusivement aux études scientifiques. Cherchant en 1813 à perfectionner la lithographie, il a l'idée de remplacer le travail manuel en faisant dessiner l'image sur la pierre par la lumière elle-même. Appuyant ses recherches sur la physique, il se sert de la chambre noire pour la production de l'image qu'il recueille sur un écran enduit de substances impressionnables à la lumière ; ses connaissances en chimie et ses recherches l'amènent à employer des produits non expérimentés et il s’aperçoit que le bitume de Judée dissous dans l'essence de lavande devient insoluble sous l'action de la lumière. Recouvrant de ce produit une plaque argentée, il expose cette plaque pendant plusieurs heures à la chambre noire, et l'image apparait sous l’action d'un dissolvant, composé d’huile de pétrole et d'essence de lavande, qui enlève le bitume partout où la lumière n'a pas agi. Ses essais ne lui donnent naturellement que des résultats fort incomplets. Il a tout à imaginer, il devra tout créer. L'esprit inventif de Niepce lui suggère pour les instruments dont il se sert de tels perfectionnements, qu'ils n'ont eu à subir aucune modification essentielle jusqu’à ce jour. C'est ainsi qu'on lui doit la chambre noire à soufflet et encore le diaphragme qui à volonté rétrécit l'ouverture de l'objectif. […]
Aucune difficulté ne lasse la persévérance de Niepce et, en 1824, il est à même de reproduire le portrait du cardinal d'Amboise. Il invente deux procédés : l'un, l'héliogravure, permettra de tirer les planches à la presse ; avec l'autre, se servant d'une plaque de métal poli, il fait pressentir le daguerréotype. En outre, des premiers essais de Niepce devait résulter plus tard un grand progrès réalisé par d'autres. Dans ses recherches il rencontre, sans pouvoir encore l'utiliser, l'image négative qui donnera les tirages illimités d'après le dernier cliché. Nicéphore Niepce est donc incontestablement le véritable inventeur de la photographie, puisque le premier il a conçu et réalisé le projet de copier la nature à l'aide de la chambre noire et des produits sensibles à l'action lumineuse. Il ne lui fut pas donné de jouir de sa découverte dont un autre allait détourner à son profit la gloire si légitimement acquise.

Daguerre et la découverte de l'image latente

Le peintre décorateur Daguerre, déjà célèbre par son invention du Diorama, avait eu connaissance des travaux de Niepce par l'opticien Chevalier. Il se mit en relation avec Niepce par correspondance lui disant qu'il poursuivait un but identique. Bien que Daguerre n'ait jamais pu montrer à Niepce aucun des perfectionnements qu'il prétendait avoir apportés à la chambre, il n'en résulta pas moins entre eux un traité d'association signé le 14 décembre 1839. Mais on cherche vainement quel pouvait être le bénéfice de Niepce dans cette association. À la mort de Niepce, Daguerre qui avait été mis au courant de toutes ses méthodes pour l'obtention des épreuves, poursuivit seul les recherches et, le 7 janvier 1839, il fait part de la découverte à l'Académie des Sciences.
Le rapport de François Arago proclame Daguerre l'inventeur, laissant Niepce dans l'ombre. Ce ne fut pas, il est vrai, sans quelques protestations. […] Chevreul, Babinet et d'autres encore avaient vivement blâmé l’étrange déni de justice d'Arago. Mais le coup était porté : l'opinion publique suivit comme d'ordinaire l'impulsion donnée. Le nom de Daguerre allait baptiser la découverte de Niepce par la plus audacieuse des usurpations. Quelques mois plus tard, les Chambres accordaient une pension de 6 000 francs à Daguerre et de 4 000 francs seulement aux héritiers de Niepce qui cédaient leur procédé à l'État. Il revient pourtant à Daguerre d'avoir apporté à l'idée première et génératrice de Niepce certains perfectionnements consécutifs. Ainsi, il a trouvé l'image latente, constatant le premier que l'empreinte occulte de la lumière sur des substances sensibles impressionnées n'était rendue visible que par l’emploi de certains réactifs. Jusqu'alors l'empreinte de la lumière sur la plaque daguerrienne à la chambre noire donnait directement des images positives, ce qui revient à dire que chaque épreuve exigeait une nouvelle pose.
 

De Talbot à Warnerke : les premiers tirages sur papier

En 1841, Talbot est le premier à tirer d'après un négatif original sur papier des épreuves positives. Herschell trouve enfin un fixatif pour ce papier et pour les procédés à venir ; et Nicéphore Niepce, le neveu du grand Niepce, remplace pour les négatifs le papier par le verre. Puis après, le peintre et chimiste Legray invente le collodion qu'Arsher perfectionne et dont l'emploi est facilité à l'état sec par Taupenot d'abord, puis par le major Russel, et enfin par Chardon, Warnerke. Bien d'autres encore qu'il serait trop long de citer, apportent des améliorations aux procédés photographiques. Le daguerréotype a déjà été abandonné pour le collodion, qui est environ dix fois plus rapide et permet de multiplier les épreuves d’après le cliché. L'objectif subit des modifications importantes et la construction de la chambre noire est plus soignée.

De Poitevin à Van Monckhoven : les tirages mécaniques et l'imprimerie

Cependant, de nombreux chercheurs perfectionnaient les procédés de tirage et Poitevin remportait au concours le prix très mérité de 10 000 francs donné par le duc Albert de Luynes.
L’impression directe sous négatif ou le tirage à la presse donnent des photographies indélébiles. C'est grâce à Poitevin que nous voyons aujourd'hui d’innombrables publications, livres ou journaux, accompagner leurs textes des dessins créés au foyer de la chambre noire, car ses découvertes servent encore de base à la plupart des méthodes de tirages photomécaniques. En adjoignant à la sincérité du cliché photographique la rapidité et le bon marché des tirages mécaniques, il fait de la photographie la véritable sœur cadette de l'imprimerie. De par lui le document scientifique est répandu à profusion et contribue largement à l'enseignement général, pendant que la reproduction des chefs-d’œuvre de l'art forme ou réforme le goût public.
Il est à remarquer ici que la photographie est, comme l'aérostation, une science essentiellement française, de par son origine et dans presque tous ses développements. Mais, si la photographie s'était rapidement propagée, notamment pour le portrait et les collections de vues, de monuments et de reproductions des œuvres d'art, son usage n'était guère sorti des mains des praticiens ou bien encore il restait le monopole de quelques amateurs riches.
C'est à notre très cher et regretté Van Monckhoven que nous avons dû, il y a quelques années, l'expansion rapide de ce précieux procédé, par les premières plaques au gélatino-bromure livrées commercialement toutes prêtes à être exposées à la chambre noire sans préparations préalables. Ainsi utilisable pour tous, surpassant en rapidité toutes les espérances qu'elle avait fait concevoir, la photographie devenait désormais l'auxiliaire indispensable de l'industrie, des arts, et des sciences dans toutes leurs applications.

L'industrie photographique française

Au point de vue commercial, cette vulgarisation de la photographie a eu pour conséquence un mouvement d'affaires très important et toujours progressif. Il est regrettable de ne pouvoir donner, dès à présent, le chiffre exact des transactions qu'elle engendre dans le monde entier ou seulement en France. […] Nous comptons en France de 2 500 à 3 000 photographes professionnels. Les employés occupés par les industries qui s’y rattachent sont naturellement beaucoup plus nombreux, puisque certaines de ces maisons occupent dans Paris jusqu'à cent employés.
Il faut comprendre dans les industries photographiques : le photographe portraitiste, l'éditeur photographe qui livre au public les portraits des célébrités contemporaines et cet autre éditeur qui s'occupe des vues, des monuments et des reproductions des œuvres d'art, toutes les imprimeries photo-mécaniques et certains spécialistes qui emploient des procédés de photo-gravure en creux ou en relief pour la bijouterie, pour l'orfèvrerie, l'armurerie, etc., ainsi que les céramistes photographes qui décorent les vitraux, les porcelaines, les faïences et enfin les fabricants d'émaux. Appartient encore à l'industrie photographique la copie sur papier aux sels de fer des dessins des architectes, ingénieurs, etc., etc. Mais, indépendamment de ces professionnels, le commerce et l'industrie doivent fournir des instruments et des produits à toutes les administrations particulières ou gouvernementales, à tous les industriels qui emploient la photographie et à une quantité incalculable d'amateurs, puisque tout le monde maintenant fait de la photographie. La fabrication des plaques au gélatino-bromure ne s'élève, dit-on, pas à moins de 2 500 douzaines par jour, représentant un chiffre approximatif de 1 200 fr., ce qui donne à la fin de l'année, rien que pour la consommation de ces plaques, une somme approximative de 4 380 000 fr. Mais de chacune de ces plaques il sera tiré un nombre plus ou moins grand d'épreuves : la maison Blanchet et Kléber de Rives, qui a su garder pour la France le monopole de presque tous les papiers employés pour la photographie, livre annuellement pour 3 millions de francs de papier rien qu'en ce qui concerne le papier brut à albuminer. […] Je ne parle pas de tous les autres papiers négatifs ou positifs dont le commerce augmente chaque jour.
Le mouvement de capitaux déterminé par la photographie et les autres sciences participantes est tel qu'il y a lieu de s’étonner que la statistique n’ait pas encore achevé d'en établir et coordonner les relevés. […] Ce mouvement commercial s'étend encore à la fabrication des produits chimiques, des appareils de toutes sortes, à l'optique, au cartonnage, à la verrerie, à la confection des fonds et de tous les accessoires de laboratoire ou d'atelier, aux passe-partout, à l'encadrement, etc. Ce n'est point tout : de la propagation de la photographie et de ses progrès résulte encore la création d'organes spéciaux, et sa bibliographie s'enrichit chaque jour davantage. Pour ne citer qu'une seule maison dans notre librairie française, la maison Gauthier-Villars compte à son catalogue actuel 157 ouvrages consacrés à la photographie.

Pour la création d'une École normale professionnelle

Eh bien ! malgré ces résultats, il faut reconnaitre qu’il n'est pas un pays civilisé où la photographie soit aussi peu appréciée, aussi peu considérée que chez nous où elle est née ! Pendant que New York, Londres, Vienne, Berlin, etc., et même Yokohama en suivent pas à pas le progrès et en favorisent le développement, la patrie de Niepce en est encore à désirer la création d'une École normale professionnelle. À Vienne, notamment, nous voyons l'Institut Impérial créé et dirigé par le savant docteur Eder former de nombreux élèves. Tous y reçoivent le même enseignement général théorique et scientifique ; mais, […] ils suivent des cours différents où ils acquièrent une connaissance plus approfondie de la technique particulière à chaque spécialité. […]
C'est seulement cette année et grâce encore à la précieuse initiative du colonel Laussedat que nous avons pu assister, dans notre Paris, à une série de conférences photographiques par les hommes les plus éminents. Il faut espérer que ces conférences amèneront la création d'un cours public de photographie aux Arts et Métiers, en attendant la fondation de l’école spéciale, impérativement nécessaire et si impatiemment désirée. Cependant nous ne pouvons passer sous silence les cours de photographie que fait depuis tant d'années notre savant ami Léon Vidal aux Arts décoratifs dans une salle toujours insuffisante pour contenir le public qui s'y entasse. […] Maintenant que le champ de la photographie est si largement étendu, une connaissance approfondie des moyens dont elle dispose devient absolument nécessaire à ceux qui ont recours à ses services. Il faudra savoir se rendre compte que les défauts qu'on reproche trop souvent à la photographie ne sont nullement dus aux procédés, mais bien à leur mauvaise application, c'est-à-dire à l'ignorance ou l'inexpérience de certains opérateurs. […] Les principales critiques qu’on lui adressa d'abord avaient particulièrement trait à un soi-disant manque de sincérité ; […].
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