La photographie comme art

J'arrive enfin à une question délicate qu'on peut être surpris de ne pas trouver encore complètement résolue. Pourquoi donc les artistes peintres, dessinateurs, sculpteurs, ne s'approprieraient-ils pas eux aussi la photographie ? Pourquoi même la photographie ne serait-elle pas un art, puisqu'en copiant la nature, le peintre, le dessinateur, le sculpteur et le photographe poursuivent le même but ? Art d'imitation, de reproduction assurément : tout comme la peinture et la sculpture ; ‒ et spécialement quant à cette dernière, la photographie n'a-t-elle pas prouvé qu'elle était « sculpteur » elle-même le jour où elle s'est avisée d'être la photosculpture ? Devons-nous nous inquiéter des moyens employés si cette reproduction de la nature nous fait retrouver les mêmes impressions que nous avions éprouvées à l'aspect de la nature elle-même ? […]
La supériorité du peintre et du sculpteur consisterait en ce que, autrement que le photographe, il fait ou peut faire œuvre créatrice. Mais l'emploi de la palette pas plus que celui de la chambre noire n'entraine de droit la qualification d'œuvre d'art à toute reproduction des objets visibles. L'habileté manuelle ne saurait constituer à elle seule le talent ; il faut lui ajouter peut-être un peu le choix du sujet, beaucoup assurément celui de la lumière et encore le goût de la composition. L'assimilation de la photographie à l'art nous semble établie de ce côté, avec ce désavantage pour le photographe que toute faute est généralement irrémédiable et qu'il ne dispose que de quelques instants pour sa composition, alors que le peintre aura eu tout le temps de mûrir la sienne et de la remanier au détail d'exécution.
 

La vieille rancune de la Peinture contre la photographie

La photographie est par elle-même une science et un art et est surtout un moyen. Son résultat dépend essentiellement du goût, de l'acquis artistique et du tempérament de l'opérateur. Tout comme le peintre il éprouve les émotions, les joies artistiques. Il a droit égal à se passionner. Il est à remarquer, du reste, que les plus habiles photographes, Legray, Alophe, Berne-Bellecourt, Ghémar, Adam Salomon, Robinson, Van der Veyde et tant d'autres étaient ou sont des peintres ou des artistes. Mais si les bons peintres doivent faire de la bonne photographie, la bonne photographie surtout donne raison à la bonne peinture. C'est la photographie qui est venue donner raison aux impressionnistes et témoigner que ceux-là parfois voient juste, puisque la photographie rendant la nature telle qu'elle est, nous la reproduit telle qu'ils la voient.
Le peintre photographe Legray disait prophétiquement il y a, quelque quarante ans : « La photographie est appelée à un grand rôle dans le progrès de l'art. Son résultat immédiat sera de détruire les infériorités et d'élever les artistes de talent. »
Lorsque la question des couleurs sera enfin pleinement résolue en photographie, on sera surpris de constater à quel point nos peintres se sont parfois éloignés de cette réalité qu'ils cherchaient à copier où à interpréter. On verra surtout que sous le couvert de l’interprétation se cachait trop souvent l’impuissance de l’exactitude dans le rendu.
Dans le portrait, ce manque d'exactitude qui se traduit par le manque de ressemblance nous frappe encore davantage. C'est ainsi que nous voyons malheureusement chaque année au Salon nombre d'œuvres d'art très remarquables signées de noms illustres et en réalité défectueuses puisqu'elles ne ressemblent qu'imparfaitement aux personnages qu'elles cherchaient à représenter ; […] Nous savons tous, en effet, qu'en variant la pose, l'arrangement et l'éclairage de tout modèle, il est facile de faire pour ainsi dire à l'infini des portraits du même modèle absolument différents, même contradictoires.
Ceci revient à dire que l'opérateur émérite devra prendre son modèle dans la donnée la plus favorable à celui-ci en même temps que la plus personnelle. Il aura l'égale préoccupation de la composition plastique et du caractère intime de ce modèle ; car, de même que pour le peintre, l'intérêt psychologique n'est pas ici moins important que l'aspect physiologique. Le portrait que vous ferez le mieux sera immanquablement le portrait de l'homme que vous connaîtrez le mieux. Un vieux praticien que nous avons bien connu avait l'habitude de dire : « Il faudrait toujours avoir mangé le pain et le sel avec chacun de ses modèles. »
L'apparition d'un art concurrent causa tout d'abord une émotion considérable chez les artistes. On se souvient encore des paroles prononcées par Paul Delaroche en sortant de chez Daguerre : « La peinture est morte à partir de ce jour. »
 
 
 

Mais les artistes allaient bien vite prendre une belle revanche en faisant remarquer que les épreuves photographiques ne possédaient aucune qualité artistique et que leur sincérité était même fort discutable. Ils firent constater les déformations dues à l'imperfection des instruments et blâmèrent avec raison l'abus des retouches mal comprises. II faut avouer que leurs accusations étaient généralement bien fondées, les difficultés opératoires absorbant trop l'attention du praticien. […]
Ces critiques ont subsisté jusqu'à nos jours et non sans motif. Comment en pourrait-il être autrement lorsque, sans aptitudes particulières, sans connaissance d'un métier qui demande une longue pratique, on achète un fonds de photographie tout comme on pourrait acheter un fonds d'épicier ? Néanmoins, en admettant que chacun soit au courant de sa profession comme il devrait toujours être, le public n'est-il pas quelque peu responsable lui-même de la tendance anti-artistique du portrait photographique ?
 

La question de la ressemblance

Ne savons-nous tous pas bien que si le portrait de notre semblable nous parait toujours réussi, même trop flatté, nous ne pouvons admettre que le monsieur qu'on nous présente avec ses rides et ses imperfections de toutes sortes soit réellement bien nous. On témoigne alors de son indignation au photographe pour une œuvre aussi éloignée de la vérité. Combien de fois n'ai-je pas vu des peintres mêmes, qui avaient exigé leurs épreuves sans aucune retouche ne pas cacher leur mécontentement en se trouvant ce que réellement ils étaient ! Cela provient de ce que nous n'entendons pas que la photographie nous représente tels que nous sommes, mais bien tels que nous voudrions être et par conséquent que nous croyons être.
Que peut faire alors le malheureux photographe ? si ce n'est employer la retouche à outrance, c'est-à-dire enlever à la physionomie de son modèle tout ce qui en constitue le caractère. Ne saisit-on pas tout l'embarras du photographe, lorsque parfois, très rarement du reste, une cliente qui n'est ni gracieuse ni jolie, lui dit : « Cela m'est égal que mon portrait ne soit pas ressemblant pourvu que vous me fassiez jolie. » […]
Ne savons-nous pas qu'à toute époque, certaines physionomies ont été à la mode ?
C'est ainsi qu'on a vu beaucoup de personnes, simplement parce qu'elles étaient maigres, se figurer qu'elles ressemblaient à Sarah Bernhardt ; ou d'autres encore s'imaginer qu'elles avaient les traits de Mme Théo, parce qu'elles se mettaient des cheveux blonds sur le front. […] Mais il ne faut pas s'imaginer que les hommes aient des exigences moins outrées ; bien au contraire, il faut reconnaitre que le sexe auquel appartenait M. Littré a des prétentions d'autant plus exagérées qu'elles nous apparaissaient moins motivées. […] Par une certaine coupe de cheveux et une raie bien au milieu de la tête beaucoup d'hommes ne s'imaginaient-ils pas ressembler à Capoul au moment de ses triomphes, et ne comptaient-ils pas même de cette façon partager un peu de ses succès ? Mais ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que l'idéal humain consistant, dit-on, non dans la beauté physique, mais bien dans le développement des qualités intellectuelles, on ne voit jamais personne demander à ressembler à un savant ou à un homme de génie. Je ne crains pas la contradiction en disant même que nous préférerions tous encore avoir sur nos épaules la tête de notre coiffeur plutôt que celle de M. Chevreul par exemple. Et M. Chevreul lui-même, à son centenaire, n'était pas complètement exempt de prétentions. C'est ainsi que nous le voyons ici protester énergiquement contre les doctrines de Darwin, disant  : « Moi, le fils d'un orang-outang, jamais ! »

 
 
Quoi qu'il en soit, la vieille rancune de la Peinture contre la photographie tend heureusement à s'éteindre chaque jour davantage. Les peintres s'aperçoivent enfin que la peinture, qui est loin de mourir, peut vivre en assez bon accord avec la photographie et que même ces deux arts peuvent souvent se prêter un mutuel et utile appui. Nous n'en sommes certainement pas encore à l'aveu qui viendra pourtant, à son heure, comme vient toute vérité, qu'on peut se servir de la photographie sans déroger à l'art, et cela dans le but d'abréger un travail stérilement long. Je ne sache pas que l'œuvre d'un peintre de ma connaissance soit pourtant moins méritoire parce que, dans un travail qui comporte une infinité de personnages, il se sert de la chambre à projection pour sa mise en place à l'échelle. […] A-t-on répudié la mise au carreau et la tradition ne nous transmet-elle pas ce fait que Léonard de Vinci n'a parfois pas dédaigné la chambre noire de Porta ? […]
À cette heure où on collectionne surtout le renseignement photographique, le peintre, lorsqu'il opère lui-même, en arrive à ne plus contester l'utilité de la chambre noire. Il survient parfois même qu'il en abuse, n'en connaissant qu'imparfaitement les mystères, et c'est ainsi que nous avons vu transporter sur toile depuis quelques années des chevaux dans les postures les plus invraisemblables, les plus bizarres. De telles erreurs n'auraient pu être commises si, […] l'étude des beaux-arts comprenait l'adjonction d'un cours approprié de photographie. L'élève […] eût su que des instantanés matériellement exacts peuvent ne pas l'être pour notre œil, puisqu'ils ont été pris à une rapidité qui dépasse celle de notre vision. Mais, au lieu de blâmer ces peintres, […] il faut au contraire leur savoir gré d'avoir cherché à nous rendre les mouvements tels qu'ils sont et non tels qu'une convention surannée nous les donne.

 
Pour débarrasser l'art de cette convention il fallait, à cette fin d'un siècle réaliste, la science réaliste de la photographie. Les épreuves du docteur Marey nous apprennent en effet que les chevaux, à quelque allure qu'ils se trouvent, ne prennent jamais l'attitude que certains peintres ou dessinateurs leur ont donnée. Mais notre œil est tellement habitué à cette convention et notre jugement est tellement perverti par l'habitude, que nous ne nous apercevons même plus de ces incorrections. Par la réunion des reproductions de dessins de toutes époques et de tous pays, et par leur comparaison avec les instantanés, on est arrivé à ce résultat singulier que l'homme primitif a saisi l'action dans sa représentation du mouvement lorsque l'homme civilisé s'en est de plus en plus éloigné.
Les œuvres supérieures, transcendantes, constatent que l'art réel est toujours d'accord avec la vérité naturelle. C'est ainsi que l'exactitude du mouvement des chevaux du Parthénon s'identifie complètement avec l'instantané photographique. […]
L'école aurait à enseigner bien d'autres choses encore, mais il me faut à ce propos vous parler d'un travail tout spécial qui nous est chaque jour demandé. Ce travail consiste à établir, reconstituer un portrait le plus souvent de grandeur naturelle, et même peint, d'après les documents du format le plus exigu, presque toujours effacés ou défectueux, aidés de renseignements verbaux. […] Il faut en effet ici plus que la science consommée du dessinateur, puisqu'il s'agit d'interprétations qui doivent arriver parfois jusqu'à la divination. […] De ce genre de travail, on ne saurait mieux donner une idée que par un portrait de l'Empereur de Russie qui a été exécuté d'après une très mauvaise épreuve envoyée par notre ami le général Annenkoff. […] Dans cette épreuve, les traits du modèle étaient perdus sous une retouche plus qu'exagérée. Nous avons dû les renseignements verbaux à l'obligeance de M. de Mohrenheim. Contre toute vraisemblance rationnelle, le fait incontestablement acquis est que ce portrait est considéré par la famille impériale elle-même comme le plus ressemblant de tous ceux qui existaient précédemment et pour lesquels l’Empereur avait posé. On comprend que nous n'arrivions là que par une longue et consommée pratique et parce que la photographie est pour nous le plus admirable des professeurs de dessin ; parce qu'elle nous force incessamment à observer dans la nature, la ligne et le modelé qui constituent la forme. […]

De l'utilité des appareils à main

Si la photographie forme donc notre jugement artistique, l'utilité de l'appareil à main qui vulgarise cet enseignement par la profusion illimitée des épreuves, cette utilité ne saurait être contestée. Bien que les résultats qu'il donne soient quelquefois imparfaits, il n'en reste pas moins acquis que souvent nombre de ces essais même médiocres nous saisissent bien plus impérativement que les épreuves les plus correctes, de par un sentiment tout inattendu de la nature qui s'est trouvée là comme surprise. Du reste, ces chambres à main, bien construites, doivent donner des résultats aussi satisfaisants que ceux obtenus avec n'importe quel appareil, et clics ont l'avantage de faciliter la photographie pour tous. […]
En un mot, ces appareils, qui s'adressent aujourd'hui à l'excursionniste, au voyageur, à l'explorateur, doivent posséder trois qualités essentielles : permettre d'obtenir en plein air des instantanés à toutes rapidités, prendre des portraits d'une dimension de tête relativement considérable, rendre sans déformations des effets d'intérieur. Inutile d'ajouter que l'appareil à main ordinaire, lorsqu'il est utilisé par l'explorateur dans les pays glacés ou tropicaux doit être muni de pièces de rechange et construit avec une solidité toute particulière qui le mette à l'abri des variations de température et le garantisse contre toutes les intempéries et les accidents de voyage.
 

 
C'est sous cette forme que nous le voyons employer par de Brazza, le major Wissman, Dybowsky, de Maistre, le prince Henri d'Orléans, etc., etc., et c'est ainsi que j'ai pu rapporter l'an dernier dix-huit cents clichés d'un voyage de trois mois, à travers le Turkestan russe. C'est surtout en face des difficultés du voyage, difficultés multiples et de toutes sortes, qu'il est possible d’apprécier de quelle importance est la qualité de l'instrument emporté. […] À ce propos, on peut dire qu'il y a une tendance fâcheuse à ne juger trop souvent la photographie que sur le terrain restreint des résultats de laboratoire, lorsque la préoccupation de l'art, de la sincérité d'impression, doit primer toute autre. Les jurys de nos expositions ne devraient-ils pas surtout être composés d'artistes la question technique n'intervenant qu'en second lieu ? Assurément des peintres, des artistes auxquels seraient adjoints des praticiens à titre consultatif auraient seuls par leur compétence l'autorité nécessaire pour rendre des décisions inattaquables. […] On verra alors, comme l'a dit M. Janssen, « que parfois les œuvres photographiques présentent un caractère assez personnel pour mériter cette assimilation aux œuvres d'art qui leur est légitimement due ». […]
Mais il n'est que temps de nous résumer.
La photographie s'est donc étendue à toutes les branches de l'activité humaine.
L'un de nos devanciers, Fortier, disait : « La photographie a asservi le soleil, le faisant à son gré peintre, graveur, géomètre », Fortier pouvait dès lors ajouter « et sculpteur, et autre chose encore ». Il dirait aujourd'hui que la photographie est tout, avec tout, et en tout, comme l'électricité, sa sœur jumelle. Distraction précieuse pour tous les âges, elle est encore le plus puissant prophylactique ou dérivatif de l'ennui, cette maladie d'invention moderne et qui n'est pas la moindre de nos maladies par tout ce qu'elle engendre.
La photographie ressuscite le passé, nous garde et nous éclaire le présent ; nul ne saurait lui mesurer l’avenir. Devant notre œuvre toute Française, ne nous abandonnons donc pas nous-mêmes. Ne laissons pas celle qui est notre propre fille grandir et se développer loin de nous sans nous, délaissée aux mains étrangères. […]
Par la propagation incessante, par la recherche studieuse, obstinée, poursuivons, achevons notre œuvre, et décidés enfin à ne pas aller demander humblement à l’étranger la fructification d’un enseignement public, d’une didactique normale qu’il nous appartenait à tout titre d’instituer chez nous les premiers.
haut de page