« Depuis quelques années, écrit Alphonse Liébert en 1883, le procédé au gélatino-bromure d'argent a opéré une véritable révolution dans la photographie et l'on peut dire qu'après le collodion, qui a détrôné le daguerréotype, c'est le plus grand progrès qui se soit produit dans notre art, si fécond cependant en découvertes merveilleuses, car il a cet immense avantage de pouvoir être employé à sec, de se conserver indéfiniment et, chose appréciable, de produire des clichés parfaits, dont le temps d'exposition est dix fois moindre qu'avec tout autre procédé. »
Il est difficile d'imaginer aujourd'hui l'ampleur du bouleversement provoqué, au début des années 1880, par la vogue d'un nouveau support sensible, le gélatino-bromure d'argent, significativement accueilli par le mot « révolution ». Comment un perfectionnement technique ‒ de l'ordre du remplacement du disque vinyle par le disque compact ‒ a-t-il provoqué, beaucoup plus qu'une simple amélioration de la pratique photographique, un renouvellement sans précédent de son iconographie et, plus encore, une véritable fracture de l'imaginaire, où se prépare la naissance tout à la fois du cinéma, du photo-journalisme ou de la photographie de masse ?
On pourra commencer à soupçonner ce qui se joue derrière l'enthousiasme de ces quelques lignes si l'on se souvient que, malgré la sophistication du matériel photographique contemporain, il est rare de pouvoir réaliser, sans l'apport d'une source de lumière artificielle, une prise de vue au vol à l'intérieur d'un appartement. Aujourd'hui encore, même en extérieur, c'est seulement le déclenchement automatique du flash qui nous permet d'oublier que notre appareil, muni d'une pellicule de sensibilité moyenne, ne peut plus fonctionner instantanément dès la fin de l'après-midi, ou par temps couvert. Cette remarque donne la mesure des difficultés rencontrées par les photographes du siècle dernier, dotés de moyens de prise de vue extrêmement rudimentaires et de supports plusieurs centaines de fois moins sensibles que les nôtres, alourdis par un matériel fragile et peu pratique, et dépourvus de tout moyen de contrôle des paramètres de l'exposition.
À l'aube des années 1880, la photographie est encore un artisanat mal considéré, réservé à quelques milliers de portraitistes professionnels et à quelques centaines d'amateurs aisés, qui portent sur leurs doigts la marque indélébile de leur art : les traces noires du nitrate d'argent. Le procédé dit au collodion humide, en usage depuis les années 1850, impose d'opérer le mélange des produits chimiques, puis d'en recouvrir la plaque de verre quelques minutes avant la prise de vue, enfin de développer aussitôt le support sensible dans l'obscurité. Contraintes qui rendent fort difficile ‒ sauf pour quelques intrépides ‒ de délaisser la proximité immédiate du laboratoire, et donc de l'atelier de prise de vue. Que les opérateurs, à cette époque, limitent bien souvent leurs tentatives en extérieur à leur jardin ou à la portion de rue visible de leur balcon ne s'explique pas que par des choix esthétiques. De même, le règne sans partage du portrait posé, en dehors des explications d'ordre sociologique, provient de ce qu'il est l'un des genres qui correspondent le mieux à l'éventail des facultés de la photographie d'alors. Théâtre d'une prise de vue soigneusement préparée, effectuée à l'aide d'un matériel installé à demeure, sur un sujet qui a appris à poser avec une immobilité parfaite, dans des conditions d'éclairage bien maîtrisées, le studio symbolise le monde clos d'une photographie que son caractère technologiquement hasardeux impose de mettre le plus possible à l'abri de la surprise.