Laurent Kronental, Joseph, 88 ans, Les Espaces d'Abraxas, Noisy-le-Grand, 2014

Cliquer sur l'image pour agrandir

Description

Joseph, un homme âgé de 88 ans, situé dans la partie sombre de l'image, contemple un univers grisâtre de béton. Il semble le dernier habitant d'une ville fantôme désertée par ses occupants. Le regard du photographe épouse celui du personnage. Il est délimité par un cadre qui rappelle la vue depuis l'intérieur d'un bunker. Les bâtiments qui forment un ensemble clos évoquent un vaisseau spatial tel que les films de science-fiction les imaginaient dans la deuxième moitié du XXe siècle. Le ciel exigu est d'un gris proche des couleurs vieillies et cassées des édifices à la monumentalité silencieuse. Les valeurs sont douces et confèrent une dimension nostalgique à la scène. Elle se déroule dans les Espaces d'Abraxas, un ensemble immobilier construit au début des années 1980 par l'architecte Ricardo Boffil à Noisy-le-Grand, en Ile-de-France.
Comment cette image mélancolique s'éloigne-elle radicalement de la photographie humaniste tout en s'inscrivant dans cette lointaine tradition ?
 

Le protocole photographique

Jeune photographe français né en 1987, Laurent Kronental, est Lauréat de la Bourse du Talent en 2015 pour sa série « Souvenir d'un futur ». « Il offre un témoignage émouvant sur la vie des séniors dans les grands ensembles urbains de la région parisienne. Fasciné par le modernisme ambitieux et à la fois suranné de ces architectures conçues (dans la seconde moitié du XXe siècle), le photographe interroge la condition de ceux qui y ont vieilli et qui représentent la mémoire des lieux. » (BnF, CDP, Bourse du talent 2015)
Dans son travail alternent les images d'architecture et des portraits de citadins qu'il a convaincus patiemment de se faire photographier pendant quatre années de rencontres, de visites et d'échanges. La démarche de Laurent Kronental est ainsi profondément marquée par l'empathie.
L'utilisation de la chambre argentique 4x5 inch l'oblige d'ailleurs à travailler lentement mais autorise de grands tirages dans lesquels le spectateur peut s'immerger. Le film argentique permet d'obtenir des rendus pastel, des valeurs douces d'autant que les prises de vues ont été réalisées au moment où la lumière est la moins violente.
 

Démarche / intention

Fasciné par cet univers rétro futuriste qui « semble vieillir doucement et emporter avec lui le souvenir d'une utopie moderniste », le photographe « vise à questionner le spectateur sur l'oubli du grand âge » (Propos recueillis par Hélène Rocco en 2016 pour fisheyemagazine.fr). Influencé par le cinéma (Métropolis, Blade Runner, l'ambiance des films de Jean-Pierre Jeunet) et la bande dessinée (Enki Bilal), Laurent Kronental nous présente un « univers post-apocalyptique où les derniers témoins de ce monde seraient les personnes séniors. » (Interview donnée à l'École nationale supérieure Louis Lumière en 2016). Le film Brazil de Terry Gilliam (1985), ainsi que le dernier volet de la trilogie de science-fiction Hunger Games (2012) ont d'ailleurs été en partie tournés dans les Espaces d'Abraxas.

Analyse / interprétation

Que reste-t-il ne nos amours urbaines ? La photographie corrobore le constat en partie négatif sur le devenir des réalisations architecturales et urbanistiques réalisées dans la deuxième moitié du XXe siècle. « Conçus entre 1978 et 1983 par l'architecte espagnol Ricardo Bofill comme une alternative aux grands ensembles de logements de l'après-guerre par leur conception nouvelle et leur architecture néoclassique, les bâtiments sont totalement inédits dans le paysage urbain de l'époque. » (Les Illusions perdues d'une utopie urbaine, Elvire Camus pour Le Monde.fr, 02/08/2014). Depuis, le cadre de vie s'est dégradé, les fractures sociales se sont creusées et l'utopie s'est transformée en dystopie. Ricardo Boffil reconnaît qu'il « n'a pas réussi à changer la ville » mais il s'est engagé en 2017 à participer à la réhabilitation de ces Espaces d'Abraxas qui restent emblématiques de l'urbanisme des villes nouvelles.
La représentation traditionnelle de la banlieue telle que l'envisageaient les photographes humanistes au XXe siècle est devenue impossible : l'anecdote, l'humour et la convivialité traqués dans la recherche de l'instant décisif ont déserté la photographie contemporaine de la ville. Même s'il revendique cette dimension humaniste, le regard de Laurent Kronental est symptomatique de notre société « présentiste » selon le concept de François Hartog où le passé, patrimonialisé mais devenu inintelligible, est transformé en un réservoir d'émotions et le futur inquiétant. La foi en l'avenir a déserté les représentations de la ville comme les habitants de Noisy-le-Grand alors qu'en 1947 sous le regard de Robert Doisneau, Josette et ses amis dansaient devant les barres d'immeubles de Gentilly.
 
Voir la série complète
Site web de Laurent Kronental