Sophie Ristelhueber, N. 202, entre Barrême et Dignes, 1984-1986

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« Le monde n'était pas un paysage avant la civilisation. »
Sophie Ristelhueber, Hors Champs, émission de Laure Adler, France Culture, mars 2013
 

Description

Sophie Ristelhueber se place au bord d'une voie enclavée de montagne, sur un bas-côté naturel empli de pierres et d'herbes tristes. Elle projette son regard sur la route dans un horizon que l'on ne devine pas. On a l'impression que la route se heurte brutalement à la paroi rocheuse.
L'image en noir et blanc offre au regard des lignes directrices fortes qui mènent toutes à l'apparente fermeture de la route, cul-de-sac dynamique encerclé par la pierre striée, pesante et lourde de la montagne. Les quelques arbustes qui longent la route n'empêchent aucunement le regard de faire une halte tranquille. Il est même irrémédiablement happé par ce qu'il ne voit pas puisque la montagne l'en empêche, sorte de trou noir implacable et fossilisé.
Le regard est enfermé, prisonnier ; Il ne peut pas s'échapper, il ne peut pas lire la profondeur de ce qu'il y a hors champ. La route n'est pas une invitation à l'exploration, aux voyages, à la découverte du territoire. De plus, il ne peut pas se tourner vers le ciel, lequel aurait pu lui permettre de s'élever vers une transcendance, une ouverture, une possibilité. Le regard se heurte à un mur infranchissable.
 

Le protocole photographique

Par son choix de cadrage très clos, où les masses de pierre créent un équilibre de chaque côté de la route, Sophie Ristelhueber rend la présence de la montagne très intense, pesante. Les parois vibrent sous les roches sans âge. Elles imposent leur temporalité, celle qui ne relève pas de l'éternité, mais qui est très ancienne. Une opposition surgit avec évidence, entre la route, ouvrage des hommes, et la montagne, formation naturelle de la terre même. Route et montagne n'appartiennent pas au même monde, même si elles sont sur la même planète. Il faut noter aussi que la route mène à la roche. Et c'est l'essentiel à la fin. Le regard se confronte à la matière sous une lumière grise, terne, laquelle accentue la force des éléments. Le regard distingue les différentes couches que forment la roche, les failles, les trous, les protubérances, les excroissances.
Le paysage, pour Sophie Ristelhueber, est avant tout le résultat d'une histoire que l'œil peut lire comme une écriture naturelle puissante. Mais il est aussi une impasse. Après avoir vu la roche, qu'embrasse le regard au bout de la route ? Une ligne noire qui monte ou qui descend, comme une cicatrice naturelle, sang noir figé pour l'éternité. Qui détruit, meurtrit la nature et les territoires ?
Le choix de montrer l'homme non dans la représentation de son corps mais par ses fabrications (routes, voies ferrées) est signifiant : la route est provisoire, temporaire, transitoire. L'homme est à l'image de ce qu'il crée, dans son désir de faire trace. Il est de passage. La montagne, elle, demeure, malgré ses meurtrissures.
 

Mise en contexte

« Sans doute est-ce toujours le même poème qui se continue. Si parfois les thèmes s'estompent, c'est pour revenir un peu plus tard, affermis, à peu de chose près identiques. Cependant ces répétitions, ces infimes variantes, ces coupures, ces retours en arrière, peuvent donner lieu à des modifications – bien qu'à peine sensibles – entraînant à la longue fort loin du point de départ. »
Alain Robbe-Grillet, La jalousie
 
Ce qu'écrit ici Alain Robbe-Grillet sur la littérature moderne, comme variation insatiable, digressive, répétitive est tout à fait transposable aux photographies de Sophie Ristelhueber, elle qui vint tardivement à la photographie après des études de lettres consacrées au même Alain Robbe-Grillet. Elle travaille ensuite à la revue Zoom et rencontre Raymond Depardon avec lequel elle réalisera San Clemente, film documentaire sur un hôpital psychiatrique près de Venise en 1982.
En 1984, elle se consacre à la mission photographique de la DATAR. Elle ira dans le Centre de la France, dans les Alpes, puis dans le Sud-Est. Elle se questionne déjà sur le sens du réel, sur la photographie comme « porte » qui ouvre sur le corps ou les territoires. Les thèmes de la cicatrice, de la suture, de la peau de la terre, du corps du monde malade sont de plus en plus présents.

Analyse / interprétation

Faire une topographie en image des blessures du monde, blessures qui se croisent, qui se transforment et qu'elle constate se ressembler au gré de ses pérégrinations minutieusement préparées, tel est son questionnement essentiel, lequel la mènera aux quatre coins du globe. Voyage après voyage, elle retient les souffrances de la terre, pour ne pas montrer avec impudeur, les souffrances des hommes.
À Beyrouth en 1982, elle photographie la ville moderne détruite, en ruines, tous les cadres urbains en morceaux. En Palestine, elle donnera à voir les routes coupées, la séparation des territoires et des hommes avec le mur qui se construit. À Bassora, elle s'arrêtera photographier, alors qu'elle est en pleine crise intérieure, une palmeraie calcinée. Elle transplantera ce thème de la cicatrice de la terre, dans le corps des hommes malades et opérés, qu'elle photographiera avec leur accord dans un hôpital où elle passera des semaines…
Pour conclure, même si elle s'échappera de temps à autre de ces questionnements récurrents, comme avec son merveilleux projet au Musée Zadkine, comme avec ses photos sur les vieux tuyaux du château de Versailles ou son travail sur sa maison de famille d'enfance, Sophie Ristelhueber reste hantée par l'insatiable fureur des hommes à détruire les territoires dans une violente absurdité. La nature seule demeure, même si elle est profondément blessée.
 
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