La réduction du temps de pose

La combinaison d'avantages qui en résulte confère au gélatino-bromure d'argent des atouts inédits. Jusqu’alors, dans la pratique photographique, facilité et rapidité (selon la terminologie employée par Davanne) se trouvaient séparées : on bénéficiait soit de la grande sensibilité du collodion, soit de la simplicité de manipulation des divers supports secs. L'association nouvelle d'une mise en place plus rapide du dispositif photographique et de la réduction du temps de pose représente une modification importante des repères de l'activité photographique ‒ qui se traduira notamment par l'apparition d’une nouvelle génération d'appareils portatifs. Mais au-delà de l'agrément technique, cette combinaison révèle un ensemble de potentialités liées à l'état sec, que les textes de l'époque se gardent de mettre en avant ‒ préférant insister sur le gain de sensibilité du gélatino-bromure. Et pourtant : en permettant de dissocier dans le temps la préparation, l'exposition puis le développement de la plaque sensible, le support sec introduit une césure dans un continuum d'opérations jusque-là assurées par les soins du seul photographe. Comme la division du travail chez Marx, il ouvre la pratique photographique à un ensemble de mutations qui s'enchaînent en cascade : l'autonomisation de la préparation des surfaces sensibles permet sa prise en charge par l'industrie, ce qui entraîne à la fois une déspécialisation de l'activité du photographe, libéré de délicates manipulations chimiques (d'où l'ouverture de cette activité à une frange plus large d'amateurs), et la possibilité de régulariser une sensibilité encore très aléatoire (qui autorise à son tour une mesure précise de l'exposition). Une condition était nécessaire pour actualiser cet ensemble de potentialités : il fallait pouvoir tabler sur un standard, un médium largement employé ‒ c'est cela qu'apporte le gélatino-bromure d'argent via la réduction du temps de pose.
 
 

Un interêt qui tarde à venir

Fidèles à la construction téléologique, la plupart des histoires de la photographie nous content l'aventure de l'instantané comme le résultat logique des progrès accomplis depuis les travaux d'habiles précurseurs (Marc-Antoine Gaudin, Charles Nègre, Auguste Bertsch, Gustave Le Gray...) jusqu'à l'avènement du gélatino-bromure d'argent ‒ le tout dans le cadre du projet constant de voir l'enregistrement argentique accéder à la fraction de seconde. Pourtant, si on fait la part de l'exagération bien naturelle des premiers expérimentateurs, et si l'on considère les quelque quarante années qui précèdent l'avènement de l'instantané proprement dit, on est frappé par le nombre finalement très restreint de tentatives en ce sens ‒ et, pour chacune d'entre elles, par leur caractère éphémère, sans suites concrètes, y compris pour les plus réussies. À tel point qu'il ne paraît pas absurde de formuler l'hypothèse rigoureusement inverse : celle du peu d'intérêt des photographes pour la réduction du temps de pose. Dès le début des années 1850, avec l'arrivée du collodion, bien plus sensible que tous les procédés employés jusque-là, on semble avoir atteint une rapidité qui satisfait la grande majorité des praticiens. Employé dès cette époque, le terme « instantané » apparaît alors plus comme un slogan destiné à attirer l'attention sur un progrès quelconque du matériel ou de la chimie photographique que comme la traduction de la possibilité réelle d'enregistrer des objets en mouvement.
 
Non qu'il n'existe des exemples de prises de vue effectuées dans un temps très bref ‒ ni même que l'instantané proprement dit ne soit possible avec le collodion. De fait, il n'était pas rare d'en rencontrer, dans un contexte bien particulier : la photographie stéréoscopique. La quantité de lumière nécessaire à l'exposition, dont dépend le temps de pose, est en effet liée à trois paramètres : la luminosité de l'objectif, la sensibilité du support, mais aussi (puisqu'une surface plus petite demande moins de lumière pour être correctement impressionnée) son format. Autrement dit, pour réduire le temps de pose, il suffisait de réduire la taille du négatif ‒ c'est d'ailleurs ce qu'ont fait la plupart des expérimentateurs qui recherchaient ce résultat, de Gaudin à Muybridge en passant par Bertsch. Si la diminution du temps de pose avait été perçue comme un impératif, on aurait donc pu la trouver inscrite dans les faits de longue date, par le biais d'une réduction généralisée des formats. Loin de vérifier cette hypothèse, l'histoire de la photographie va suivre le chemin inverse : c'est bel et bien à partir de l'arrivée du gélatino-bromure d'argent, c'est-à-dire d'un support plus sensible, que la surface des négatifs va, très progressivement, décroître ‒ obligeant en contrepartie à défricher les territoires encore mal connus de l'agrandissement d’un positif. On ne peut donc affirmer sans précautions que le gélatinobromure d'argent accomplit un désir depuis longtemps gravé au fronton de la photographie. Au contraire, tout se passe comme si son irruption constituait une réelle surprise, le point de départ d'un processus d'accélération qui développe ses règles propres.
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