La vogue de l'imagerie technico-scientifique

Avec le train puis l'électricité, le XIXe siècle avait mis la vitesse à la mode. Ne faut-il pas chercher plus loin les raisons de la vogue de la photographie instantanée des années 1880 ? Là encore, la question pourrait être : pourquoi pas plus tôt ‒ pourquoi pas en 1860, ou en 1870 ?
Comme on vient de le constater, l'absence à ce moment d'un support plus rapide n'explique pas tout. Il faut aussi observer qu'il n'existe pas encore, en photographie, d'effet de mode correspondant à l'iconographie dynamique qui sera développée autour du gélatino-bromure d'argent. L'illustration gravée des journaux, des pièces de théâtre ou des romans comprend depuis longtemps dans son répertoire des personnages qui courent ou qui plongent, qui embrassent ou qui poignardent, des trains ou des chevaux au galop ‒ voire des obus projetés vers les astres (De la Terre à la Lune de Jules Verne, illustré par Montaut, date de 1865) ‒ quand l'univers décrit par la photographie apparaît encore comme un monde calme et vide.
 

Le prestige de la « rétine du savant »

Pour passer de cette iconographie paisible aux cabrioles de l'instantané, un nouveau support ne suffisait pas. Il fallait tout à la fois un déclencheur, un garant et un horizon ; ce sera la photographie scientifique ‒ ou plus précisément : l'exploitation médiatique d'expérimentations utilisant la photographie, formidable caisse de résonance involontairement offerte aux nouveaux procédés.
Deux noms suffisent ici : Eadweard Muybridge et Étienne-Jules Marey, expérimentateurs habiles autant que propagateurs avisés de leur œuvre. Événement maintes fois relaté, la chronophotographie réalisée en 1878 par le photographe américain, prouvant à la surprise générale qu'à un moment du galop, le cheval n'a plus aucun contact avec le sol, largement diffusée par la presse et présentée par Muybridge lui-même lors d'une tournée de conférences en Europe, constitue un moment décisif de l’histoire de la photographie. Employée comme arme de démonstration scientifique, celle-ci montre pour la première fois plus que l'œil ne pouvait-voir : après avoir été longtemps un outil de vision subalterne, la photographie accède à la dignité de « rétine du savant » et devient le guide du regard, l'étalon même de la visibilité. Tel est du moins le récit aux allures mythologiques qui sera répété par les photographes pendant plus d'un demi-siècle. On sait que c'est en découvrant la chronophotographie de Sally Gardner dans La Nature qu'Étienne-Jules Marey sera amené à employer à son tour la photographie. Si l'on se souvient que l'expérimentation dirigée par Muybridge n'était pas étrangère à ses propres conclusions sur le galop, établies dès 1872 à l'aide de sa méthode graphique ‒ mais avec sensiblement moins d'écho, on peut imaginer que le recours au médium argentique ne fut pas totalement dénué d'arrière-pensées médiatiques de la part du physiologiste.
 

 
Dans le contexte de modernité technique qui entoure les premières expérimentations de Muybridge, il est intéressant d'observer que celui-ci n'a pas recours au gélatino-bromure d'argent, mais au collodion humide. C'est donc par hasard que ses chronophotographies (qui auraient pu être réalisées avec la même technologie quelques années plus tôt) et plus encore leur promotion, qui s'étend jusqu'en 1881, coïncident avec la mise à la disposition du public des premières plaques « rapides » au gélatinobromure d'argent. Mais ces images extraordinaires (bientôt relayées, à partir de 1882, par celles de Marey), leur caractère éminemment démonstratif et le succès qu'elles rencontrent ont tôt fait de lancer la mode d'une imagerie « scientifique », dont la modernité, la vitesse et la technique font office de caractères distinctifs ‒ venant progressivement remplacer les critères hérités des Beaux-Arts, auparavant dominants.

Un nouveau désir d'image

Sans doute le démarrage du gélatino-bromure d'argent dépend-il d'un ensemble de facteurs ‒ au nombre desquels la disponibilité commerciale de supports de bonne qualité et de prix modéré, comme les plaques Monckhoven ou, à partir de 1882, les fameuses « étiquettes bleues » des frères Lumière. Mais c'est bel et bien la vogue d'une imagerie technico-scientifique qui donne sa couleur spécifique à l'iconographie déployée avec le gélatino-bromure d'argent. Il est frappant de constater que les deux premières illustrations qui accompagnent en 1880 l’annonce du nouveau procédé dans l'ouvrage de Désiré Van Monckhoven sont des « tableaux vivants » de caractère historique.
 

 
L'usage de l'instantané aurait pu se limiter à animer des scènes de genre, à faciliter la réalisation de portraits en atelier, ou à ajouter quelques personnages dans le décor d'un paysage. Si le premier réflexe de l'amateur, muni de son matériel neuf ‒ comme le relatent tous les manuels ‒ est d'aller se mesurer au galop du cheval ou au train lancé à pleine vitesse, c'est que quelque chose l'anime, au-delà de la seule potentialité technologique, qu'on pourrait nommer un désir d'image, qui puise à un imaginaire particulier et se conforme à des modèles précis.
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