Alors, deux fois dans cette séquence, on proposera d’écrire une autobiographie, mais une autobiographie détournée, une autobiographie par media interposé. Ici, une autobiographie en cinq objets.
Suggérons d’éviter ceux de l’enfance. Si on a affaire à des collégiens ou lycéens, on fera se succéder d’année en année, ou de deux ans en deux ans, ce qui a été chaque fois l’objet le plus important, le plus nouvellement acquis. Si on travaille avec des étudiants ou adultes, on pourra les impulser plutôt à prendre un moment donné de leur biographie (la première chambre « à soi » de la vie adulte) et l’arrangement à ce moment-là des objets principaux.
Ainsi ces planches réalisées par Christian Boltanski au début des années 70, sous les titres Objets ayant appartenu à étudiant d’Oxford, Objets ayant appartenu à une jeune bordelaise, où sont photographiés à l’identique le poste de radio, la brosse à dents, le paquet de lessive, les chaussures etc.. À une génération de distance, on a bien affaire à un portrait du monde.
Quels vont être ces objets ? Chez Francis Ponge, ils sont le trait d’union à la relation élémentaire de l’homme à la nature : le pain, à la vie sociale : le cageot, à son paraître : la cigarette.
Nos propres objets sont tristes : fabriqués (ce sera facile d’en avoir la preuve dans la classe) en Asie pour être distribués partout au monde sous même nom de marque, ils n’ont pas non plus de durée instituée : qui collectionnerait ses vieux téléphones portables ? En supprimant aux choses leur durée, que modifions-nous de notre rapport au monde ?
On peut aussi citer le très beau livre de Régine Detambel : Graveurs d’enfance, où chaque texte s’attelle à un objet de la panoplie scolaire, le cartable, la trousse, l’équerre, le compas, le rapporteur, la colle, le stylo quatre couleurs… C’est la même proposition, mais appliquée à une relation particulière de notre être social : l’école.
En mettant l’accent sur l’autobiographie par les objets, c’est notre relation aux autres qui va s’écrire, à mesure que surgiront un vêtement, une paire de Nike Air, l’outil pour se déplacer dans la ville (de la trottinette ou du skate au vélo ou au scooter), un téléphone portable avec appareil-photo intégré, et non pas l’appareil à écouter de la musique dont on dispose en ce moment, mais celui qu’on avait juste avant.
Consigne : on ne parle que de l’objet. Comment il est, bien sûr, et même si – cas du téléphone – tous se ressemblent. On n’évoque donc rien qui concerne la vie privée de celui qui écrit. Mais, à rebours de l’objet, on peut multiplier les sources d’information : acheté où, procuré comment, offert dans quelles circonstances, perdu quand, cassé comment, et quelle histoire ou incident on y associe ? Et souligner aussi les enjeux de langue : dire mon mp3 à l’un d’entre eux qui était dans la même classe, sur le même siège, dix ans plus tôt, n’aurait pas été compréhensible – il faut donc passer de ce qui désigne l’objet, pour qui le connaît d’avance, à un état plus fondamental de la langue.
Alors oui, par chacun de ces objets qui dessinent notre rapport aux autres, va naître une étrange ville : celle des usages, des circulations, des relations à nos semblables.