Autrefois, c’était simple, on était « de » quelque part. Et les noms de famille en donnaient souvent l’indication précise. On vivait et mourait, sauf exception (les grandes migrations vers le Québec, et celles plus récentes vers les villes), là où on était né.
Et, dans la ville elle-même, ou plus généralement dans le pays tout entier, les noms de rues, hameaux, quartiers, reliaient le nom et la spécificité, ce qu’on entend encore dans notre expression « lieu-dit ».
Ceux qui ont lu À la Recherche du temps perdu savent ce que Marcel Proust tire, via le curé de Balbec, des étymologies des toponymes de Normandie.
Mais maintenant ? Les noms (Jean-Jaurès, Victor-Hugo) se répètent dans toutes les villes sans rien nous apprendre. La ville, quand elle s’étend, absorbe d’anciens lieux-dits qui deviennent des noms de quartier. Lorsqu’on crée de nouveaux lotissements, on prend une famille de noms, les oiseaux, les écrivains, les pays d’Europe, et pas beaucoup de différence affective entre « rue des Sansonnets » et « rue Anatole-France ».
Pourtant, l’adresse reste une détermination civile essentielle : pour toute formalité, ou l’obtention d’un téléphone portable, ou d’un passeport, on devra faire preuve, dernières factures à l’appui, de son adresse.
On a déjà évoqué ces noms propres dont chacun d’entre nous est dépositaire.
Dans Vous qui habitez le temps, de Valère Novarina, chacun des personnages, à un moment donné, vient se présenter et décline toute sa biographie sous forme des lieux qu’il a habités. C’est exactement ce qu’on voudrait proposer ici : une autobiographie rigoureuse, extensive, qui rassemblerait tous ces noms, rues, écoles, adresses habitées, adresses fréquentées, dont nous sommes dépositaires.
Le grand art de Novarina, c’est peut-être d’abord une confiance : ces noms ne sont pas neutres. Ils ont une histoire, ils définissent un territoire, et la place qu’on y occupe. Dans l’adresse, parfois, on devra spécifier escalier B, appartement 124 ou autre. Mais, pour celui qui en est dépositaire, ces noms sont aussi une petite boîte à couvercle, une sorte de boîte magique : c’est dans le nom propre que se cache la mémoire affective, l’image qui symbolise.
En dépliant le nom propre, c’est la petite vignette, la miniature, une sorte de vue à distance d’une époque précise de sa vie qu’on va convoquer. Et qu’on va convoquer via ce qui est associé de ville.
Valère Novarina va plus loin : les noms et ce qu’ils recouvrent se déforment mutuellement. L’incantation contenue dans le nom va déterminer la phrase qui l’accompagne, lui donner sa musique. On va prendre très au sérieux ce que le nom propre indique ou recouvre. Mais, inversement, chez Novarina, le nom de ville se déforme en retour, « Sortie Nord » ou « Sortie Sud » deviennent des noms de ville, il résonne encore « Les Ulis » dans « Aux Ulysses ».
Alors exercice simple, mais charge affective très grande, et la magie aussi que la part strictement autobiographique, privée et intime, sera confiée elle aussi au nom, y restera scellée. D’autant que les premiers noms propres rassemblés par le texte seront ceux de l’enfance.
Un nom propre, tous les noms propres définissant un lieu, et la phrase qui pour nous les symbolise.
Et bien belle la ville, dite par les noms de tous.