Tout ce qu’on entend, du matin au soir, ça fait aussi de la littérature ?
Consigne très simple : accumulation de toutes les phrases entendues au jour le jour, du matin au soir, dans la vie ordinaire. N’en rien oublier, même la plus petite formule de politesse, et ne rien rajouter : ni lieu, ni locuteur, ni contexte – et même pas ses propres réponses.
Le langage articulé, on l’a vérifié pour quelques espèces d’animaux supérieurs, n’est pas l’apanage de l’espèce humaine. Mais il y a une relation évidemment profonde entre le développement du langage et la fixation des échanges par quoi se sont constituées les communautés humaines puis, progressivement, leurs établissements fixes, dont nos villes sont l’aboutissement.
Et c’est un enjeu politique aussi : la domination par la langue a toujours été indissociable de la domination tout court, à quelque échelle qu’on la considère.
Décrypter la parole, s’en rendre maître, est un enjeu essentiel pour la littérature, mais c’est aussi un rouage essentiel de l’organisation et de la hiérarchisation parmi ceux que rassemble la ville.
Quoi que ce soit qu’on écrive, et encore plus, bien sûr, au théâtre et dans le scénario de film, l’oralité gardera un statut autonome dans le texte. Mais l’oralité non pas pensée comme dialogue, ou maîtrise du discours.
Ici, on va s’intéresser à la langue hors de qui la prononce. La langue comme monde en soi-même, le bruit que fait la langue dans la ville.
La proposition est très simple, mais parfaitement dérangeante dans son aboutissement : noter, sans didascalie ni explication d’aucune sorte, la masse des phrases entendues oralement dans une journée ordinaire, du matin au soir.
Ce sont les éléments les plus banals du langage, mais aussi ses déformations les plus horripilantes, les OK, les « Pas de souci ». Ce sont les avertissements sonores, les messages automatiques dans le métro ou le train, ce sont les phrases perçues en fond via les radios d’ambiance, les publicités. Donc une langue malade, réifiée, mais, en l’exhibant comme telle, c’est la maladie qu’on va aussi montrer. Même la politesse va devenir un théâtre.
Et puis, ce qu’on entend, dans cette bande-son généralisée de la journée ordinaire, va mêler des locuteurs de toute sorte : les phrases qu’on répond soi-même y seront intégrées, ou pas.
Une belle séance,
en exemple, avec des élèves de terminale d’un lycée professionnel, section vente, au retour d’un stage : le collègue, le chef, le patron, les clients, tout sera mêlé sans distinction. Alors c’est bien cette strate de la parole organisant les rapports sociaux de la ville qu’on va mettre au jour.
On peut se passer de texte d’appui. Mais quel plaisir de parler un peu de la vie de Nathalie Sarraute, les trois langues parlées ou entendues avant le français, qui sera sa langue d’écriture. Les allers-retours d’enfance entre la Russie d’avant sa révolution et la France. Les études de droit et qu’avec une amie elles sont, à 23 ans, les premières filles à escalader le Mont-Blanc. Puis le travail d’avocate, son rapport à la parole, les mots mesurant la peine du condamné ou sa libération, et qu’avec quelques femmes encore, elles sont les premières à exiger de pouvoir plaider au pénal, plutôt que confier la plaidoirie écrite par leur soin à l’avocat responsable du cabinet. Enfin la résistance, et cette singularité extrême d’une œuvre publiée toute entière de ses 47 à ses 97 ans.... Et faite tout entière, ainsi, de bribes orales reconstruites.
Noter, dans
l’extrait, son fameux usage des …, qu’on peut proposer aussi d’utiliser dans cette consigne : l’appellation « points de suspension » n’est pas gratuite, les éléments réunis sont juxtaposés sans que la phrase vienne rétablir une hiérarchie – c’est le lecteur qui en recombine la musique. Entrons dans le grand désordre de la parole des villes…