Absence de héros commun
Dans la mémoire des Français, c'est
Jean
Moulin qui incarne
le héros par excellence de la Résistance intérieure.
Mais il n'occupe cette place que par sa panthéonisation en 1964.
Pourquoi la mémoire sociale ne s’est-elle pas donné un
grand héros éponyme de la Résistance auparavant ?
La principale cause semble tenir aux divisions de l’après-guerre,
aux désaccords intervenus sur la place des organisations de Résistance
et des partis traditionnels dans la reconstruction de la France, ensuite
aux vues divergentes sur tous les grands problèmes auxquels la France
de l’après-Libération est confrontée et, finalement, à l’affrontement
des mémoires. Plutôt que de réduire, comme trop souvent,
cet affrontement au choc des mémoires gaullistes et communistes,
il faut tenir compte de deux autres mémoires – qui vont justement
produire leurs héros : une mémoire socialisante et une
mémoire de droite classique et modérée. Globalement
unie, la Résistance a fourni un socle de valeurs communes : patriotisme,
libertés démocratiques, défense de la dignité de
l’homme… mais non une grille d’analyse commune car la
hiérarchisation de ces valeurs est fonction de chacun et de sa propre
vision du monde. En sont l’illustration les engagements contraires
d’anciens membres du CNR : Georges Bidault défend la politique
coloniale et l’Algérie française tandis que Claude
Bourdet s’y oppose et, pour avoir dénoncé l’usage
de la torture en Algérie, est envoyé en avril 1956 à la
prison de Fresnes par le gouvernement du socialiste résistant Guy
Mollet ; dans le contexte de la guerre froide, Joseph Laniel, fondateur
en 1945 du Parti républicain de la liberté se range fermement
du côté des Américains tandis que le communiste Pierre
Villon milite dans les associations "pacifistes", en fait prosoviétiques.
Difficile, dans ces conditions, de se trouver un héros commun !
Héros multiples, individuels et collectifs
L’absence d’un grand nom fédérateur ne doit
cependant pas occulter la multiplicité des héros de la Résistance.
La Résistance a conféré à ceux qui ont combattu
dans ses rangs le prestige d’avoir lutté pour une cause dont
nul ne met en doute la valeur référentielle, la libération
des hommes et la délivrance de la patrie envahie. Les candidats
au statut de héros de la Résistance ne manquent pas. Peut-être
est-ce la raison même qui empêche, pendant vingt ans, l’émergence
de l’un d’eux mais autorise qu’ils soient pluriels en
raison même de la nature de la Résistance, perçue par
ceux qui n’en étaient pas comme une force anonyme et mystérieuse
et par ceux qui l’ont vécue comme une société d’égaux
partageant les mêmes risques. Soulignons ici à nouveau le
paradoxe de la Résistance : elle n’existe que par les
engagements individuels, elle n’opère que dans l’action
collective, elle ne survit que par la solidarité de ceux qui l’entourent
et par la fraternité de ceux qui, arrêtés, "ne
parlent pas". Sortir un héros de la masse, c’est risquer
de dénaturer la Résistance. Pour la célébrer
en l’incarnant, deux chemins sont empruntés.