Deux noms suffisent ici : Eadweard Muybridge et Étienne-Jules Marey, expérimentateurs habiles autant que propagateurs avisés de leur œuvre. Événement maintes fois relaté, la chronophotographie réalisée en 1878 par le photographe américain, prouvant à la surprise générale qu'à un moment du galop, le cheval n'a plus aucun contact avec le sol, largement diffusée par la presse et présentée par Muybridge lui-même lors d'une tournée de conférences en Europe, constitue un moment décisif de l’histoire de la photographie. Employée comme arme de démonstration scientifique, celle-ci montre pour la première fois plus que l'œil ne pouvait-voir : après avoir été longtemps un outil de vision subalterne, la photographie accède à la dignité de « rétine du savant » et devient le guide du regard, l'étalon même de la visibilité. Tel est du moins le récit aux allures mythologiques qui sera répété par les photographes pendant plus d'un demi-siècle. On sait que c'est en découvrant la chronophotographie de Sally Gardner dans
La Nature qu'Étienne-Jules Marey sera amené à employer à son tour la photographie. Si l'on se souvient que l'expérimentation dirigée par Muybridge n'était pas étrangère à ses propres conclusions sur le galop, établies dès 1872 à l'aide de sa méthode graphique ‒ mais avec sensiblement moins d'écho, on peut imaginer que le recours au médium argentique ne fut pas totalement dénué d'arrière-pensées médiatiques de la part du physiologiste.
Dans le contexte de modernité technique qui entoure les premières expérimentations de Muybridge, il est intéressant d'observer que celui-ci n'a pas recours au gélatino-bromure d'argent, mais au collodion humide. C'est donc par hasard que ses chronophotographies (qui auraient pu être réalisées avec la même technologie quelques années plus tôt) et plus encore leur promotion, qui s'étend jusqu'en 1881, coïncident avec la mise à la disposition du public des premières plaques « rapides » au gélatinobromure d'argent. Mais ces images extraordinaires (bientôt relayées, à partir de 1882, par celles de Marey), leur caractère éminemment démonstratif et le succès qu'elles rencontrent ont tôt fait de lancer la mode d'une imagerie « scientifique », dont la modernité, la vitesse et la technique font office de caractères distinctifs ‒ venant progressivement remplacer les critères hérités des Beaux-Arts, auparavant dominants.