Félix Nadar : Charles Baudelaire debout, 1862

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Description d’image

Épreuve sur papier salé d’après un négatif sur verre au collodion, cette image, réalisée en 1855, mesure 24 sur 18 cm. Baudelaire y apparaît les mains dans les poches. Il regarde le photographe d’un air sérieux. Il n’est pas totalement de face, de quelques degrés de côté. Si on se souvient alors du portrait de Samuel Cramer, dans La Fanfarlo, Petits poèmes en prose, quelques similitudes apparaissent entre le poète et Samuel. Le héros est décrit avec un « front pur et noble, les yeux brillants comme des gouttes de café, le nez taquin et railleur, les lèves impudentes et sensuelles, le menton carré et despote, la chevelure prétentieusement raphaélesque ».
Deux éléments ne correspondent pas à ce portrait : Les cheveux du poète sont courts, ordonnés, sans excès. Ses lèvres sont serrées, pincées, mordantes. Quant à ses yeux, ils sont pénétrants, d’une insistance qui confère au regard un étincellement d’une acuité rare. Un miroir de l’esprit, dénué de douceur, qui capte, qui attire, qui saisit par sa profondeur foncée. Son élégance est remarquable. Baudelaire revêt un habit noir auquel il restera fidèle toute sa vie, un habit singulier qu’il cultive, un dandysme qui a une portée esthétique, une valeur identitaire. Gustave Le Vavasseur, ébloui par sa « tenue à la fois anglaise et romantique » dira : c'est « Byron habillé par Brummell1 » Sous un gilet long de plusieurs boutons fermés très haut, une chemise claire et une cravate nouée, sans raideur, plus près du foulard que du carcan. Elle éclaire le noir de l'habit, apportant un contraste calculé.
Par ce vêtement, Baudelaire se distingue de toutes les modes et de toutes les classes. Il nargue à la fois le bourgeois emprisonné dans ses conventions ainsi que tous les artistes romantiques « bohèmes » dont il exècre l’apparence négligée et la crinière échevelée. Son élégance est tout autant parure que parade ; elle fait partie de ce qu’il est, sans ornement superflu. Comme l’écrit Nadar, (Charles Baudelaire intime : le poète vierge, p. 36) son habit « médité », est un chef-d'œuvre dandy. La beauté funèbre de l’habit noir fait sa grandeur, elle affirme sa prestance. Elle ne s’affiche pas. Elle souligne son intime orgueil. Il ne pose pas en poète. Il revêt le vêtement tout simplement du héros moderne, dans un vêtement qui témoigne de sa singularité.

Intention et dispositif

Dans son atelier de la rue Saint-Lazare, Nadar utilise la lumière du jour tout en recourant à des procédés plus nuancés qui perdent en immédiateté mais permettent de préciser sa volonté photographique. Il place sur les verrières des stores amovibles qui filtrent l’éclat des rayons du soleil. Il dispose aussi de panneaux qu’il installe habilement derrière le modèle permettant d’orienter la lumière vers un endroit précis. Il façonne sa matière – les clartés du jour –, afin de modeler le visage. Grâce aux contrastes de blancs et de gris, surgissent des traits de différentes épaisseurs, comme ceux qu’il traçait avec son crayon lorsqu’il croquait les grands personnages de son siècle. Le visage de Baudelaire est d’un côté lumineux, et de l’autre, est plus sombre, à la manière des dessins ou peintures de Rembrandt. Même si le peintre dont parle le plus Nadar, est Antoine van Dyck, artiste néerlandais qui fit de célèbres portraits à la cour du roi Charles Ier d’Angleterre.
Ce jeu de clair-obscur est réglé selon « la nature des physionomies qu’artiste vous avez à reproduire. » dira Nadar, lors du procès qui l’opposera à son frère Adrien.
Nadar aime le dépouillement, même si le naturel n’est pas toujours vérité, il le sait. Il invite son modèle à adopter une attitude simple. Il discute avec lui, le met à l’aise, afin qu’il oublie les temps de pose qui peuvent être longs. Les contraintes de la chambre photographique, les plaques de verre enduites de collodion humide, l’objectif, le choix du format, l’orientation de la lumière, tous ces éléments doivent être maitrisés et s’ils excluent toute immédiateté, ils laissent la place à un temps suspendu « qui donne à l’expression son épaisseur et sa densité, et au modèle, sa présence. » (Stéphanie de Saint Marc, Nadar, Gallimard, p. 158)

Analyse et interprétation

Le plan photographique est relativement rapproché, la mise en page simple et la pose apparemment naturelle contrastent avec les pratiques courantes des autres ateliers de l'époque, où l'artifice et les accessoires sont de mise. Nadar n’a pas laissé trop d’espace derrière son ami lequel est vierge de tout décor mais n’est cependant pas un lieu mort. Il met en valeur Baudelaire, ses traits, ses vêtements.
Fruit d’un dialogue fécond entre les deux hommes, la photographie témoigne d’un choix : Nadar a fixé le regard de son ami dans une confrontation directe avec le spectateur. Il a pris garde à laisser de la place devant le regard. Ainsi donne-t-il de l’air au modèle et lui laisse un chemin pour se déployer. Les yeux de Baudelaire, miroir de l’âme, rappelle ce qu’il écrira en 1861 dans l’Albatros : « Le Poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l’archer / Exilé sur le sol au milieu des huées / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher ». Un regard d’homme solitaire que son isolement intérieur a endurci. Point de tendresse donc, mais un regard fermé qui transperce, qui respire en une présence froide. La lumière naturelle vient du dessus, sur la partie gauche du front de Baudelaire. Il se laisse ainsi voir, dans un clair-obscur qui laisse transparaître sa complexe opacité.
Baudelaire posera sept fois pour Nadar. Est-ce par amitié ? A-t-il besoin d’expérimenter le portrait photographique afin de se rendre compte de ses potentialités ? Cède-t-il à l’appel de la postérité ? Dès son apparition, le poète a été très critique avec la photographie. Il suffit de relire la virulente diatribe qu’il rédige à l’occasion du Salon annuel de peinture et de sculpture, en 1859, quand la Société française de Photographie est pour la première fois autorisée à exposer. La photographie, dont l’engouement collectif l’effraie, est à ses yeux, une « industrie » et non un « art » dont la caractéristique est de répondre aux critères du « Beau » bien distincts de ceux du « Vrai » qu’impose le nouveau médium. Il estime que le public n’est attiré que par l’étonnement gratuit, cherchant à être surpris, par des « stratagèmes indignes ». De plus, « l’industrie photographique est le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études. ». Pour Baudelaire, « cet universel engouement porte non-seulement le caractère de l'aveuglement et de l'imbécillité, mais a aussi la couleur d'une vengeance. Mais s'il lui est permis d'empiéter sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l'homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous ! »
Aurait-il donc pu dire que ce portrait est l’image idéale de lui-même, celle d’un « individu redressé par l’individu », reconstruit et rendu par l’objectif « à l’éclatante vérité de son harmonie native » ? Est-il étonnant ? Est-il ressemblant sans être froidement réaliste ?
A-t-il reconnu en Nadar l’artiste « qui a dû voir d’abord ce qui se faisait voir, mais aussi deviner ce qui se cachait » afin d’exprimer « avec sobriété mais intensité le caractère qu’il se chargeait2 » de photographier ? On serait tenté de répondre oui, tant ce portrait exprime de Baudelaire autre chose qu’une simple apparence d’identité. Il révèle certes le dandysme du poète, mais surtout sa dureté directe et assumée face à un monde qui le juge et qui ne le comprend pas. Son regard de pierre est sans concession.  
 
 

Notes

1 : Gustave Le Vavasseur, cité par Eugène Crépet, in Charles Baudelaire, Œuvres posthumes, Quantin (Paris), 1887, p. XXXII.
2 : Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1859, Michel Lévy Frères (Paris), 1868, p. 317-317.
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