Analyse et interprétation
Le plan photographique est relativement rapproché, la mise en page simple et la pose apparemment naturelle contrastent avec les pratiques courantes des autres ateliers de l'époque, où l'artifice et les accessoires sont de mise. Nadar n’a pas laissé trop d’espace derrière son ami lequel est vierge de tout décor mais n’est cependant pas un lieu mort. Il met en valeur Baudelaire, ses traits, ses vêtements.
Fruit d’un dialogue fécond entre les deux hommes, la photographie témoigne d’un choix : Nadar a fixé le regard de son ami dans une confrontation directe avec le spectateur. Il a pris garde à laisser de la place devant le regard. Ainsi donne-t-il de l’air au modèle et lui laisse un chemin pour se déployer. Les yeux de Baudelaire, miroir de l’âme, rappelle ce qu’il écrira en 1861 dans l’
Albatros : « Le Poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l’archer / Exilé sur le sol au milieu des huées / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher ». Un regard d’homme solitaire que son isolement intérieur a endurci. Point de tendresse donc, mais un regard fermé qui transperce, qui respire en une présence froide.
La lumière naturelle vient du dessus, sur la partie gauche du front de Baudelaire. Il se laisse ainsi voir, dans un clair-obscur qui laisse transparaître sa complexe opacité.
Baudelaire posera sept fois pour Nadar. Est-ce par amitié ? A-t-il besoin d’expérimenter le portrait photographique afin de se rendre compte de ses potentialités ? Cède-t-il à l’appel de la postérité ?
Dès son apparition, le poète a été très critique avec la photographie. Il suffit de relire la
virulente diatribe qu’il rédige à l’occasion du Salon annuel de peinture et de sculpture, en 1859, quand la Société française de Photographie est pour la première fois autorisée à exposer. La photographie, dont l’engouement collectif l’effraie, est à ses yeux, une « industrie » et non un « art » dont la caractéristique est de répondre aux critères du « Beau » bien distincts de ceux du « Vrai » qu’impose le nouveau médium. Il estime que le public n’est attiré que par l’étonnement gratuit, cherchant à être surpris, par des « stratagèmes indignes ». De plus, « l’industrie photographique est le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études. ». Pour Baudelaire, « cet universel engouement porte non-seulement le caractère de l'aveuglement et de l'imbécillité, mais a aussi la couleur d'une vengeance. Mais s'il lui est permis d'empiéter sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l'homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous ! »
Aurait-il donc pu dire que ce portrait est l’image idéale de lui-même, celle d’un « individu redressé par l’individu », reconstruit et rendu par l’objectif « à l’éclatante vérité de son harmonie native » ? Est-il étonnant ? Est-il ressemblant sans être froidement réaliste ?
A-t-il reconnu en Nadar l’artiste « qui a dû voir d’abord ce qui se faisait voir, mais aussi deviner ce qui se cachait » afin d’exprimer « avec sobriété mais intensité le caractère qu’il se chargeait
2 » de photographier ? On serait tenté de répondre oui, tant ce portrait exprime de Baudelaire autre chose qu’une simple apparence d’identité. Il révèle certes le dandysme du poète, mais surtout sa dureté directe et assumée face à un monde qui le juge et qui ne le comprend pas. Son regard de pierre est sans concession.