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Entendre le théâtre

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Scène 2

Voix d’Afrique et d’Outre-Mer, d’ici et d’ailleurs : une histoire de rôles et d’imaginaires

par Sylvie Chalaye

Si comédiens et comédiennes se voient encore écartés de certains rôles au nom de leur carnation, cette différence n’est pas contenue dans leur voix. L’identité vocale n’est pas une question de peau. S’arrêter à la couleur de l’acteur, ethniciser, voire raciser son apparence et ne voir de lui qu’une origine souvent fantasmée, c’est le mettre en situation d’exhibition au sens colonial du terme.

Cette séquence écoute les acteurs avant de les regarder pour dissocier la voix de la couleur de peau. En faisant entrer l’auditeur dans des itinéraires d’acteurs ou d’actrices très différents les uns des autres, appartenant à des périodes elles-mêmes différentes, il s’agit de dé-jouer les idées reçues et de susciter une réflexion sur le rôle des imaginaires, aliénants ou libérateurs, et la part prise par le théâtre dans leur élaboration. Ramener l’acteur à sa présence sonore et vibratoire, c’est le soustraire à toute exhibition et se laisser embarquer dans l’énergie du jeu qui n’a pas de couleur, ou plutôt qui a toutes les couleurs.

De grandes voix du répertoire classique oubliées

On se passionne dans les années 20 pour les artistes venus d’Afrique, des Amériques ou de la Caraïbe. Joséphine Baker irradie la scène du music-hall, tandis que Habib Benglia impose sa plastique sculpturale et fait résonner sa voix tragique au théâtre et sur les ondes à côté d’Aïcha Goblet et d’autres jeunes artistes noires auréolées d’exotisme. Mais dans les années 1950, acteurs et actrices noirs participent activement à la révolution théâtrale. Daniel Sorano rejoint le TNP et incarne les grands rôles du répertoire classique. Georges Aminel travaille avec Jean-Louis Barrault, Pierre Debauche, et interprète un large répertoire. Il sera le premier « comédien de couleur », comme on dit à l’époque, de la Comédie-Française. Cette période rarement évoquée dure jusqu’aux années 1970.

Un Gascon d’Afrique ! D’origine sénégalaise par sa mère, Daniel Sorano (1920-1962) passe sa petite enfance à Dakar avant de venir faire ses études à Toulouse. Il étudie le chant lyrique et l’art dramatique au Conservatoire et se fait remarquer par sa voix de basse, « chaude, puissante, qui résonnait comme un orgue et sortait avec éclat d’un corps souple, prêt à bondir » raconte Suzanne Sorano (citée par Jacques Lorcey, dans Mon Vilar, Paris, Séguier, 2001). Étourdissant Scapin dans la troupe de Maurice Sarrazin, il rejoint le TNP en 1952. Jean Vilar voyait en lui la réincarnation de Molière.

Sorano devint extrêmement populaire grâce à la télévision et aux dramatiques de Claude Barma qui immortalisèrent sa voix. Il incarna Macbeth, Othello, joua dans Les Trois Mousquetaires, mais fut surtout un extraordinaire Cyrano de Bergerac, un rôle qui lui tenait à cœur tant la figure de Cyrano correspondait à sa propre histoire, celle d’un artiste ayant dû s’imposer par sa voix plus que par son physique, tout en le renvoyant à ses origines toulousaines. Il fut d'ailleurs surnommé « Sorano de Bergerac ».

Moi, tu vois au fond, je suis dans ce métier pour jouer Cyrano.

—Daniel Sorano

D’origine antillaise par son père, Georges Aminel (1922-2007) commence sa carrière juste après la guerre en jouant au Théâtre Montparnasse dans les mises en scène de Gaston Baty. Il tourne plusieurs films et connaît un riche itinéraire théâtral en particulier auprès de Jean-Louis Barrault, Pierre Debauche, Raymond Rouleau, avant d’être remarqué par Jacques Charon et Maurice Escande qui l’engagent à la Comédie-Française en 1967. Il est le premier comédien noir à y entrer. Georges Aminel, qui a incarné toutes sortes de personnages au théâtre (Alexandre de Médicis, Pyrrhus, Malatesta, le duc d’York, Don Gormas), a aussi joué plusieurs rôles d’Africains-américains au moment où le théâtre français se dresse contre la ségrégation aux États-Unis, par exemple le rôle de Davis Cotton au côté de Silvia Montfort. C’est en 1946 qu’il rencontre Silvia Montfort. Elle interprète Mlle Berg dans L’Aigle à deux têtes que Jean-Cocteau met en scène au Théâtre Hébertot, spectacle dans lequel il interprète lui-même Tony, « nègre sourd-muet au service de la reine ». Les deux comédiens se retrouveront quinze ans plus tard, en 1960, pour créer Si la foule nous voit ensemble, de Claude Bal, dans la mise en scène de Jean Mercure. Ils y jouaient l’impossible amour d’un couple mixte durant la ségrégation : une aveugle, Cecily Gray, tombe amoureuse de Davis Cotton et de sa voix.

Une voix aux cent visages de toutes les couleurs

Avec la fin de la prospérité économique des Trente Glorieuses, la France se réveille terre d’immigration et les discours nationalistes qui se servent du chômage font bientôt du « Noir » l’image paradigmatique de l’immigré. La pression de ces discours, qui infusent dans la société française, se répercute au théâtre, réduisant le comédien noir à ne plus incarner que l’étranger. C'est ainsi que les acteurs enfermés dans une couleur, que l'on a bien souvent décidée pour eux, se retrouvent à devoir incarner des clichés et une altérité exotisante.

Georges Aminel lui-même a fini par être emprisonné dans ce que l’on appelait alors au théâtre « un emploi ». Le préjugé de couleur le ramenait à des figures exotiques et la troupe de la Comédie-Française ne lui offrait pas les grands rôles du répertoire qu’il espérait. Aminel démissionna de la Comédie-Française en 1972, après qu’on lui eut retiré le rôle d’Œdipe pour sa reprise à Paris. Un Œdipe noir dans la Cour d’honneur du Palais des papes, possible en 1970, ne l’était plus dix ans plus tard.

Je suis trop blanc, trop noir, le cheveu trop crépu ou pas assez. […] C’est bien simple, j’ai passé mon temps à me barbouiller et à prendre un accent. […] Alors, si parce que mon père est antillais, je dois toute ma vie incarner des Sud-Américains explosifs ou des indigènes fanatiques, je préfère arrêter.

—Georges Aminel, Le Figaro, 1979

À 57 ans, Aminel renonce au théâtre pour se consacrer au doublage. Il donne sa voix d’acteur à des centaines de visages et devient une star en ce domaine. Sa voix est notamment associée à l’énigmatique figure de Dark Vador. Le doublage prouve que la voix n’a pas de couleur ou plutôt prend la couleur que l'acteur lui prête. C’est une question d’imaginaire. La voix qui double doit correspondre à la tessiture et à l’énergie de l’acteur à l’image. Et l’outil de l’acteur est d’abord sa voix. Aminel avait une voix profonde et grave avec une autorité naturelle, et une légère coquetterie de prononciation.

Il a été la voix française d’acteurs qui n’étaient pas afrodescendants mais incarnaient prestance et autorité comme Charlton Heston ou Yul Brynner et même Orson Welles dans Paris brûle-t-il ? de René Clément (1966). Georges Aminel jouait de ses intonations et pouvait aussi donner à sa voix des effets humoristiques, ou prendre des accents aussi inquiétants que loufoques, sans faire référence à ses origines martiniquaises. C’est ainsi qu’il inventa notamment le zézaiement de Grosminet et son célèbre « Nom d’un chat ! », formant un duo inoubliable avec Arlette Thomas qui donnait sa voix à Titi.

À l’époque, je chantais au cabaret La Canne à sucre car le théâtre ne voulait pas de moi. On me riait au nez quand je disais vouloir jouer Andromaque ou Célimène.

—Jenny Alpha, RFI, 2016

Et bien, chantez maintenant ! Si le doublage est un moyen pour les acteurs et actrices d’exister par leur voix, faute d’avoir la reconnaissance attendue au théâtre, de nombreuses comédiennes de théâtre afrodescendantes, confrontées à la difficulté de trouver des rôles, ont conquis une notoriété en confiant leur voix à la musique, de Darling Légitimus, Lydia Ewandé ou Jenny Alpha dans les années 60-70, à Sylvie Laporte, Ludmilla Dabo ou Jina Djemba aujourd’hui.

Le préjugé de couleur n’a pas quitté la scène contemporaine, car on continue d’associer la couleur de peau à une origine lointaine supposée. Les théâtres nationaux hésitent encore aujourd’hui à distribuer des artistes noirs dans des rôles principaux du répertoire, alors que comédiennes et comédiens afrodescendants de France (et d’Europe) se projettent naturellement dans ces rôles de la culture occidentale qui est aussi la leur. Au détour d’une pièce consacrée à Nina Simone mise en scène par David Lescot en 2017, Ludmilla Dabo confie son rêve de jeune comédienne au Conservatoire national : jouer Agnès dans L’École des femmes de Molière. Un rêve qui reste encore à réaliser. Alors, elle saisit l’occasion de nous faire entendre « son » Agnès à la fin du spectacle.

Voix d’Afrique et musiques noires

Un des grands imaginaires déployés sur les scènes modernes autour des voix des acteurs-chanteurs afrodescendants est celui du monde noir. L’Afrique, le Pacifique, la Caraïbe, les Amériques noires ont une vibration dont le théâtre s’est emparé pour faire voyager les spectateurs et les ouvrir à d’autres horizons.

Le théâtre demande aux acteurs noirs de jouer de leur voix et de leur accent pour convoquer sur scène l’Afrique et l’imaginaire qui s’y rattache. Dramatique écrite pour la radio par René Barjavel et diffusée le 13 mars 1950, Ne demandez pas la lune est une œuvre d’anticipation qui s’inscrit dans le contexte de l’après-guerre et des mouvements d’indépendance qui annoncent la chute de l’Empire colonial. André Durand (Pierre Larquey), le héros, participe à une expérience en 1986. Il est endormi pour cent ans. Quand il se réveille en 2086, le monde a changé, les hommes blancs vivent sur la Lune, devenue une colonie de déportation, où ils ont été chassés par les anciens colonisés. Pour lui faire comprendre les événements, on lui diffuse les archives secrètes des actualités de l’époque et le discours prononcé lors d’une grande rencontre internationale par le « Président héréditaire des républiques fédérales noires », depuis Dakar, la « capitale du Monde noir ». C’est la voix de Habib Benglia qui fait retentir ce discours.

Né en 1895 à Oran de parents caravaniers, Habib Benglia est originaire du Soudan français (actuel Mali). Il a vécu toute son enfance à Tombouctou avant de débarquer en France pour livrer des dromadaires au zoo de Vincennes. Happé par la vie parisienne, il ne rentre pas au Soudan, mais traîne dans les cafés du côté du Conservatoire. Un soir de 1913, alors qu’il s’amuse à déclamer des vers au Café Riche, il est remarqué par Régine Flory. Elle le présente à Cora Lapercerie qui l’engage au Théâtre de la Renaissance. Il commence par des figurations, mais on lui confie bientôt des rôles. Gaston Baty voit en lui un acteur dont la présence, la voix grave et inquiétante, les chants et les danses énigmatiques convoquent l’Afrique authentique. Dans les pièces de Henri-René Lenormand qui mettent en scène l’Afrique profonde de l’Empire colonial, comme À l’ombre du mal ou Le Simoun, Benglia amènera la touche d’authenticité africaine nécessaire et la tonalité plastique et musicale exotique que recherchait Gaston Baty. Dans les années 1950, Habib Benglia continue d’incarner l’Afrique en prêtant sa voix à Paul Robeson dans Bozambo ou en jouant dans des dramatiques radiophoniques. Au cours de sa carrière, il jouera dans une centaine de pièces.

Dans les années 70-80, le théâtre radiophonique fera largement retentir les voix d’Afrique. Lancé par Françoise Ligier en 1969, à la demande des directeurs de la radiodiffusion d’Afrique, le concours théâtral interafricain dont le jury comptait des spécialistes comme Jacques Scherer ou Jacques Chevrier, permit jusqu’en 1995 à de nombreuses pièces d’auteurs originaires d’Afrique francophone d’être mises en onde et de rendre familières aux auditeurs les voix d’artistes africains ou caribéens, acteurs comme Sidiki Bakaba, Jean-Baptiste Tiémélé, Gérard Essomba et actrices comme Lydia Ewandé, Gisèle Baka ou Darling Légitimus.
En 2012, RFI a relancé un concours et une émission radiophonique qui permettent d'entendre des pièces francophones d'auteurs africains enregistrées en direct au Festival d'Avignon : « Ça va ça va le monde ! ». Découvrez la mise en voix de la pièce de l’écrivain burkinabè Aristide Tarnagda qui évoque le personnage de Sankara : « Sank ou la patience des morts ».

C’est aussi par les chants et les voix que la Caraïbe s’est invitée au théâtre. Quand Jean-Marie Serreau monte La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire avec la Compagnie des Griots, une troupe d’acteurs des Outre-mer, née à la Sorbonne à la fin des années 1950, l’événement est aussi esthétique que politique. La pièce met en scène l’histoire d’Haïti, première « République nègre » née de la révolte des esclaves de Saint-Domingue au moment de la Révolution Française. Après une création au Festival de Salzbourg, la pièce est jouée au Théâtre de l’Odéon. Nous sommes en 1965, quelques années après la guerre d’Algérie, encore à l’aube des Indépendances. Montée trente ans plus tard en Avignon par Jacques Nichet, la pièce représenta un événement, faisant retentir pour la première fois sur le plateau du Palais des papes les sons et les voix du monde afro-caribéen.

La Dispute met en scène deux personnages noirs énigmatiques, Carise et Mesrou, qui sont à la fois les surveillants et les serviteurs de deux enfants élevés loin de la société. Ces personnages représentent en somme un degré zéro de la civilisation, autrement dit des valets qui ne contamineront pas socialement et culturellement les enfants. Ces personnages témoignent du racisme ordinaire qui innerve la société coloniale du siècle des Lumières. Ils étaient joués à l’époque par des comédiens en masque ou maquillés. Quand Chéreau met en scène La Dispute en 1974, il confie les rôles de Carise et Mesrou à des chanteurs africains américains dont la voix fait résonner l’histoire de la condition noire : Mabel King et Thomas Anderson. Ce parti pris anachronique permet de désamorcer la portée raciste inhérente au texte et de la mettre en perspective.

Des théâtres à l’écoute du monde

À contre courant des préjugés de couleur, l’ouverture à l’altérité de certains metteurs en scène des années 70-80 a engendré des « théâtres de Babel ». Sur le modèle de Jean-Marie Serreau, Peter Brook, puis le groupe Talipot ont poursuivi cette utopie.

Afin de faire entendre toute la vitalité d’un théâtre nouveau, un théâtre de la « tempête décoloniale » qui, dans l’articulation des Indépendances, marquait ces années-là et se voulait inspiré de la pièce de Shakespeare dont il avait commandé des adaptations emblématiques, caribéeenne avec Aimé Césaire, africaine avec Bernard Dadié, Jean-Marie Serreau distribuait des acteurs aux origines et aux accents très divers dans ses spectacles, comme par exemple Béatrice du Congo de Bernard Dadié. Car « une langue sans accent est destinée à devenir du latin » déclarait-il à la presse en réponse aux détracteurs qui l’accusaient de cacophonie (Le Provençal, 16 juillet 1971). Il ne travaillait pas sur l’incarnation, mais sur les sons et les images, et dès ses premières mises en scène de Brecht, il avait intégré des acteurs noirs à ses distributions. L’humanité n’est ni univoque, ni monochrome et il était urgent à ses yeux de décentrer, voire culbuter, le modèle occidental, d’où sa recherche systématique de plateaux arc-en-ciel où se rencontrent les sonorités du monde. Tout au long des années 60, jusqu’au Printemps des bonnets rouges en 1972 à la Cartoucherie de Vincennes, dans son nouveau lieu qu’il baptisa justement le Théâtre de la Tempête, il a monté aussi bien Genet, Ionesco que Césaire ou Dadié avec des acteurs africains, antillais ou métis.

Dans son théâtre, Peter Brook convoque, parmi beaucoup d'autres voix, des voix africaines qui déterritorialisent le spectateur, par rapport au réel. Des voix marquées par un rythme, un phrasé, qui permet d’expérimenter un autre espace, un autre temps, d’accomplir un voyage poétique. C’est ce qu’il recherche et explore dans la voix griotique de l’acteur burkinabé Sotigui Kouyaté ou dans le souffle vibratoire et syncopé de l’acteur malien Bakary Sangaré. Des voix au-delà du visible : l’ailleurs magique de La Tempête, ou l’au-delà du spectre dans Qui est là ?

Chaque culture exprime une partie différente de notre atlas intérieur : la vérité humaine est globale, et le théâtre est le lieu où ce puzzle peut être reconstitué.

—Peter Brook, The New York Times, 1976

Créé en 1991 par Philippe Pelen et Thierry Moucazambo à l’île de la Réunion, le théâtre Talipot élabore des spectacles au carrefour de l’Afrique, de l’Orient et de l’Occident. Il travaille sur la mémoire des corps, la voix comme vibration avec un théâtre qui mêle musiques traditionnelles, musiques classiques, instruments de toutes sortes. Les tambours remplacent les visages.

C’est peut-être par le souffle de l’Afrique et la puissance de l’oralité que l’on pourra retrouver la dimension de l’acteur sacré, tel que l’a connu l’Occident à l’origine du théâtre.

—Philippe Pelen Baldini, entretien donné à Avignon, juillet 2002