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Entendre le théâtre

Entendre le théâtre

Scène 3

Des voix très spéciales

par Daniel Deshays et Marie-Madeleine Mervant-Roux

Les spectacles de marionnettes, les farces et certaines comédies font traditionnellement entendre des voix étranges, trafiquées, monstrueuses ou irréalistes. Le théâtre des années 1950-1970 renouvelle ces voix d’une façon surprenante en s’inspirant de sketches comiques et musicaux alors très populaires au cabaret et à la radio. Les comédiens ou les comédiennes qui les produisent sont parfois eux-mêmes issus de ces deux univers.

Alfred Jarry a écrit en 1888 avec des amis lycéens une première ébauche d’Ubu roi pour un petit théâtre de marionnettes familial à Rennes. Selon lui, le Père Ubu, figure de tyran grotesque, roi d’une Pologne imaginaire, devait avoir une « voix spéciale », une voix de marionnette, travestie, étrange, qu'il a aussi décrite comme “une voix de phonographe”, machine parlante à laquelle il s’est intéressé dès son invention. Cette description correspond étrangement à ce que ses contemporains disaient de sa propre voix : mécanique, les accents placés de façon bizarre et monotone.
Voici les consignes données par Jarry en 1896 à Firmin Gémier, interprète du rôle, pour la création parisienne de l’œuvre dans la mise en scène de Lugné-Poe. Le comédien portait un masque.

Il faut que l’acteur ait une voix spéciale, qui est la voix du rôle, comme si la cavité de la bouche du masque ne pouvait émettre que ce que dirait le masque, si les muscles de ses lèvres étaient souples. Et il vaut mieux qu’ils ne soient pas souples, et que le débit dans toute la pièce soit monotone.

—Alfred Jarry, « De l’inutilité du théâtre au théâtre », 1896

Ubu roi était pour Jarry un texte avec des rythmes, avec des sons, où tout ce qui était dit devait être joué comme une partition (articulé à de très nombreuses séquences chantées et musicales), consigne scrupuleusement respectée par les trois metteurs en scène évoqués ci-dessous.

La version télévisuelle de Jean-Christophe Averty

On fait souvent commencer l’histoire du théâtre contemporain avec l’œuvre de Jarry, devenue après la Seconde Guerre mondiale une sorte de classique de la modernité. La version télévisuelle de 1965 offre un exemple remarquable du traitement original qu’a subi à cette période la voix du Père Ubu. Dans une culture qui était encore aussi auditive que visuelle, les artistes se sont intéressés à elle. Célèbre pour l’inventivité de ses images graphiques, Averty a en ce cas d’abord travaillé à l’oreille : « Cette pièce qui était très belle, en fait, qui est comme une symphonie de mots et de bruits […] a besoin d’avoir une unité sonore, et une plénitude sonore. Donc j’ai construit ce Ubu roi comme si j’avais fait une émission à la radio. Exactement. Et je pense que c’est retrouver les vraies sources de la télévision que de retourner vers ses origines ancestrales, qui sont les spectacles radiophoniques. À vrai dire, la meilleure émission de télévision c’est celle qu’on pourrait regarder les yeux fermés, je crois. » (« Jean-Christophe Averty et les trucages dans Ubu roi », RTF/ORTF « Micros et caméras » (diffusé le 18 septembre 1965).
Averty a réglé précisément les timbres des voix et les rythmes de leurs dialogues. Il surprend en donnant au tyran cruel une diction scolaire, syllabique, une voix infantile, contrastant avec les grincements de sorcière de son épouse, la Mère Ubu. S’il reprend pour jouer cette dernière la comédienne déjà choisie par Jean Vilar en 1958, Rosy Varte, chanteuse de cabaret, c’est à Jean Bouise, un acteur de théâtre d’une émouvante humanité, qu’il confie le rôle du Père Ubu.

La version radiophonique de Philippe Soupault

Neuf ans avant le Ubu télévisuel, on avait pu entendre à la radio un premier exemple de traitement étonnant des voix du couple.

Le Père Ubu est ici interprété par Jean Richard et la Mère Ubu par Jacques Dufilho. Philippe Soupault joue lui aussi sur le rapprochement comique de la monstruosité et de la familiarité, mais autrement, en introduisant dans le royaume d’Ubu un assortiment d’accents régionaux, aussi familiers que fantaisistes, qui rappellent l’origine provinciale et l’humour potache de Jarry.
Jean Richard et Jacques Dufilho venaient l’un et l’autre du cabaret. La radio et les disques avaient rendu leurs sketches très populaires. Hubert Deschamps, qui jouait le rôle du capitaine Bordure avec un fort accent de Touraine, était l’oncle de Jérôme Deschamps – dont on peut imaginer qu’il a trouvé là une inspiration pour créer les Deschiens.
Jarry semble n’avoir donné de consignes précises que pour la voix du Père Ubu, mais l’origine marionnettique de la pièce et son style humoristique font que, dans les différentes mises en scène, toutes les voix sont travaillées de façon à devenir elles aussi très « spéciales ». En particulier celle de la Mère Ubu.

Ces deux voix de Mère Ubu représentent deux formes presque opposées d’étrangeté. Chez Jacques Dufilho, « une mastication et dégustation des mots et un ton inimitable de folie intérieure […], une certaine façon de marteler ou de chuchoter ses textes, quelque chose de rustique et d’inquiétant dans la démarche. »1. Rosy Varte, pour sa part, est décrite « arpent[ant] le plateau en glapissant d’une voix aigre et puissante. »2 ou encore « monstrueuse ; un Gavarni, un Goya… Et quelle voix de Stentor femelle. »3


1. Raymond Chirat, « Dufilho Jacques (1914-2005) », Encyclopædia Universalis [en ligne]
2. Renée Saurel, « Ubu d’Alfred Jarry », L’Information, 18 mars 1958.
3. Robert Kemp, Le Monde, 16-17 mars 1958.

La version scénique de Jean Vilar

La première partie de la mise en scène de Jean Vilar pour le TNP en 1958 a laissé des souvenirs inoubliables à de nombreux spectateurs, en particulier les parties chantées. Le TNP a été beaucoup plus musical que ce que l’on imagine. Dans Ubu, on trouve des chansons de style populaire, dont celle du “décervelage”, des chœurs, beaucoup d’instruments sur scène, dont l’orgue de barbarie du célèbre Léo Noël, de la musique enregistrée aussi, dont l’orgue de Saint-Eustache (certains spectateurs pensaient entendre celui de Chaillot, masqué par le décor). Jarry avait voulu en son temps un orchestre de cuivres rappelant à la fois une fanfare militaire et l’univers du cirque, complété par des cornemuses, des flûtes et des « grandes orgues ».

À ces voix « spéciales » correspondent des corps « spéciaux ». Ces quinze secondes permettent de saisir la dimension vocale et musicale d’un jeu physique, d’une rythmique comique qui entraîne le public. Sur l’effet produit, nous disposons du témoignage direct de Paul Fournel qui a vu le spectacle à l’âge de huit ans, une expérience qui l’a amené à devenir un spécialiste du théâtre de marionnettes : « [L]e lendemain soir mon père a décidé de m’emmener au théâtre. Et il m’a amené au TNP où on donnait Ubu. C’était la mise en scène de Jean Vilar, c’était avec Georges Wilson, c’était Rosy Varte qui faisait la Mère Ubu, ce n’était donc vraiment pas n’importe quoi. […] Imaginez ce qu’est pour un môme, qui arrive comme ça, qui rentre dans la salle du TNP qui est tout de même une scène énorme, énorme, avec une sensation de volume de cette salle qui est gigantesque, gigantesque, et je me retrouve là, assis, tout petit dans ce théâtre, et je vois arriver ce gros bonhomme et cette bonne femme acariâtre, et qui se mettent à hurler “Merdre !” comme des fous… Ça a été pour moi une sorte de révélation. Et ce moment-là d’intensité et de joie a déclenché quelque chose chez moi, vraiment, à partir de là, c’était un moteur qui tournait, puisque lorsqu’il s’est agi vingt ans plus tard de faire ma thèse, bien entendu c’est vers Jarry que je me suis tourné ; et puis quand il s’est agi de faire ma maîtrise, ça a été Queneau parce qu’en 59 j’avais découvert Zazie, etc. Donc toute ma vie est une fidélité à ces deux soirées-là. » « Un jour au singulier » (France Culture, enregistré le lundi 26 juin 1995, réalisation Nathalie Triandafyllidès.)