Héros

Du héros guerrier au héros civilisateur

Philippe Sellier

À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle s’est développée une critique corrosive de la conception traditionnelle de l’héroïsme. En France, un Pascal et un La Rochefoucauld participent à cette "démolition du héros" (Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, 1948). Le tournant le plus net est pris avec Les Aventures de Télémaque (1699), où Fénelon – un archevêque –, tout en maintenant les exploits classiques (lutte contre le monstre, combats singuliers), fustige les héros épris de violence comme des "fléaux du genre humain" ; l’idéal devient le sage politique, pacifique, créateur de cités harmonieuses. En 1759, dans Candide, Voltaire s’en prend à la guerre comme "boucherie héroïque". C’est dans ce climat que commence à s’affirmer la célébration des "grands hommes", avec leur mausolée parisien, le Panthéon, où voisinent savants illustres, écrivains-phares, législateurs marquants.
Au XXe siècle, un Romain Rolland consacre un roman-fleuve, Jean-Christophe, à celui qui lui apparaît comme un véritable héros-musicien, Beethoven, auteur d’une puissante symphonie Eroïca. Et la trajectoire d’un constructeur de paix comme Nelson Mandela, en Afrique du Sud, correspond de façon étonnante à l’inusable "modèle".
Une pareille métamorphose ne saurait surprendre au sein d’une culture imprégnée de christianisme : la vie de Jésus transpose avec perfection le modèle héroïque en le dépouillant de toute violence, et le nimbe des saints n’est qu’un avatar du rayonnement solaire qui caractérise tant de héros. Les féministes ont conféré une vigueur nouvelle à la dénonciation des héros comme représentants dérisoires de la furie mâle, comme des "ratés de la vie", des obsédés de la mort (Annie Leclerc, Parole de femme, 1975).
Néanmoins la rêverie héroïque demeure si puissante que coexistent désormais les deux versions du "modèle" : Gandhi et Che Guevara. Coexistence fragile, tant les exploits violents continuent à déferler dans les productions de la culture de masse, des James Bond aux jeux vidéos. Ces deux versions se sont mêlées en particulier dans l’énorme vague épique liée à l’essor du socialisme communiste, avant son reflux.
 

Marxisme et héroïsme

L’une des affirmations capitales de Marx, la lutte des classes, a grandement bénéficié des sortilèges de l’imagination. La rêverie héroïque se situe en fait au coeur de l’espérance marxiste : le monde a été divisé en deux camps (c’est le manichéisme épique), les bons et les méchants, le prolétariat et la bourgeoisie. Le prolétariat est investi d’un rôle quasi messianique. Il a vécu longtemps obscur et méprisé, mais il anéantira les exploiteurs, prendra le pouvoir qui lui est dû et réalisera l’avènement radieux du communisme (disparition des classes, dépérissement de l’État, abondance pour tous). Il est "sauveur".
L’adversaire, c’est le bourgeois, substitut du monstre des fables antiques. L’assimilation a été facilitée par le fait que, dans la réalité, la bourgeoisie incarnait exactement le contraire des idéaux héroïques : aux exploits nobles du héros (prouesses libératrices, combat du chevalier pour la justice, consécration à l’art…) elle opposait des activités intéressées (commerce, industrie…). Tandis que le héros se situait souvent par delà le bien et le mal, le bourgeois affectait un puritanisme hypocrite, s’attachait à la respectabilité. À la fréquente solitude héroïque faisaient face les familles, les dynasties bourgeoises, les coalitions d’intérêts, les affairistes : c’est aussi le thème central de nombreux westerns. Mais c’est peut-être par leur attitude à l’égard de l’argent que héros et bourgeois diffèrent le plus. Le héros est indifférent au profit, c’est le contraire d’un comptable. Tandis que pour le bourgeois le veau d’or est toujours debout (de boue, ironiseront les surréalistes). En refusant ce primat de l’argent, le socialisme croisait l’idéal héroïque. Comme l’a souligné André Malraux :
"Par la suppression de l’importance donnée à l’argent, l’URSS trouve le héros positif, c’est-à-dire ce que fut toujours le héros vivant : celui qui engage sa vie pour d’autres hommes. L’absence d’argent interposé rend au fait héroïque toute sa force primitive, celle qu’il aurait dans la guerre si le marchand de canons n’existait pas et si la guerre ne profitait à personne – celle de Prométhée"
("L’attitude de l’artiste", dans Commune, n° 15, nov. 1934, p. 116-174)


Les pays socialistes ont accordé une place considérable aux thèmes héroïques. À la Bibliothèque nationale de France, près de la moitié des livres consacrés au héros sont russes et datent du demi-siècle qui a suivi la Révolution de 1917. Les films d’Eisenstein (Alexandre Nevski, 1939), les livres, les affiches soviétiques ou chinoises ont foisonné. On a célébré les "héros du travail" ou le "peuple héroïque du Viêt Nam" (en face du monstre américain : David contre Goliath). Le "bond en avant" de la République populaire de Chine a été représenté comme la chevauchée victorieuse des travailleurs montés sur des coursiers blancs.

Une telle flambée épique, qui a duré plusieurs décennies, manifeste que toute vision du monde, juste ou fausse, ne saurait ébranler de grandes masses d’hommes si les idées dont elle est porteuse ne sont pas magnifiées par les puissants courants de l’Imagination, courants qui empruntent, pour s’écouler, toujours à peu près les mêmes lits. Cette permanence explique le privilège dont jouit l’étude de l’imaginaire : la continuelle actualité. En considérant les fictions sur Héraklès, sur Charlemagne ou la légende napoléonienne, nous apprenons comment rêve l’homme d’aujourd’hui.
Haut de page