Héros

Le héros aristocratique

Marc Tourret et Odile Faliu
 
Va maintenant chercher la cassette en cuivre,
Manœuvres-en l’anneau de bronze
Ouvres-en le volet à secret,
Et tires-en la tablette de lazulite
Pour y déchiffrer comment ce Gilgamesh
A traversé tant d’épreuves !
Épopée de Gilgamesh, tablette I
Le héros épique naît dans les premières civilisations de l’écrit qui chantent la gloire de personnages dont on conte les fabuleux exploits. Gilgamesh, roi sumérien de la ville d’Uruk en Mésopotamie, dont l’historicité n’est pas établie, présente dès le IIIe millénaire avant J.-C. certaines caractéristiques fondamentales du modèle héroïque qui traversera les siècles. Dans la civilisation grecque, Achille, Hector, les célèbres héros homériques de l’Iliade (VIIIe siècle avant J.-C.), Héraclès, ainsi que les demi-dieux des Travaux et les Jours d’Hésiode (VIIe siècle avant J.-C.) accomplissent des exploits extraordinaires et mettent en scène, chez Homère surtout, l’idéal d’une mort héroïque qui parcourt toute l’Antiquité. Le culte funéraire, la matérialité des stèles et le chant poétique louangeur, transmis de génération en génération, sont les seuls supports de la mémoire comme succédané d’immortalité.
Ces êtres d’exception, dotés d’une stature et d’une force extraordinaires, sont le plus souvent des demi-dieux. Ils peuvent, à l’occasion d’un séjour aux Enfers, nous relater une expérience de la mort mais ils ont un statut de mortels et, s’ils connaissent une apothéose (Gilgamesh, Héraclès), ils ne peuvent l’envisager de leur vivant. Après la mort de son ami Enkidu, Gilgamesh, pourtant "dieu aux deux tiers, pour un tiers homme", est terrorisé par l’idée de disparaître à son tour : "L’angoisse m’est entrée au ventre ! C’est par peur de la mort que je cours la steppe." Malgré les épreuves, Gilgamesh échoue à devenir immortel mais il assure sa renommée grâce aux imposants remparts qu’il a élevés autour d’Uruk. Les rois mésopotamiens, entretenant ainsi une riche tradition littéraire, vouaient un culte à ce héros fondateur de leur ville, qui fut divinisé dès le milieu du IIIe millénaire.




La gloire d'une "belle mort"

Le héros homérique recherche la "belle mort" (kalòs thánatos). Jean-Pierre Vernant a montré de manière superbe comment celle-ci était indispensable au héros qui voulait être digne de cette élite des áristoï (les "meilleurs"), hommes valeureux à qui est promis un indéfectible renom. C’est dans le cadre de cette culture aristocratique de l’honneur et de la mort héroïques que les Grecs répondent à l’angoissante question du sens de la vie, du vieillissement et de la mort, dans un univers mental où l’idée de résurrection des corps est impensable. Dieux et mortels évoluent dans le même monde mais la frontière entre eux – Héraclès étant une exception qui confirme la règle – est infranchissable.
Achille n’a pas vraiment à choisir entre une vie brève et glorieuse et une vie longue et obscure puisque tout compromis, toute offense lui sont insupportables. Sa hantise de l’humiliation le voue, par avance, à la belle mort. À travers Achille, l’héroïsme parle son langage le plus pur. Sa volonté d’outrager le cadavre d’Hector vise à déposséder ce dernier de la belle mort et, ainsi, à le faire disparaître de la mémoire des hommes : "Non, je n’entends pas mourir sans lutte ni sans gloire, ni sans quelque haut fait, dont le récit parvienne aux hommes à venir", s’insurge Hector.
À la différence d’Achille ou d’Ulysse, Héraclès ou Thésée accomplissent leurs exploits à titre plus personnel. C’est le poète Hésiode qui, le premier, les met en scène dans une perspective diachronique, en les inscrivant dans une époque intermédiaire entre l’âge de bronze et l’âge de fer. Leurs missions visent à empêcher tout retour à la sauvagerie des origines et grâce, paradoxalement, à une force brutale et surhumaine, à créer les conditions d’une civilisation organisée.
Haut de page