Héros

Le corps ravi de l’héroïne

Marc Tourret
 
Il semble que l’énumération des grandes figures héroïques occidentales consiste à dresser la liste de membres d’un club essentiellement masculin s’autorisant à accomplir des "exploits" pour réaffirmer, par la maîtrise de la violence, un ordre sexuel inégal et androcratique. L’accès des femmes à l’héroïsme est d’autant plus problématique que les activités du héros étaient traditionnellement masculines (la guerre, l’exploration du monde) et que la célébrité qui y était associée était plutôt réservée aux hommes. Les mutations contemporaines des figures de l’excellence ont-elles ménagé une place au corps de l’héroïne ou les femmes doivent-elles se contenter d’assister à la remise en cause actuelle des héros ? Quelles représentations de la féminité et de la masculinité l’héroïsme véhicule-t-il ? Certains héros célèbres du XXIsiècle se comportent encore comme Thésée qui abandonne Ariane à Naxos, ou Héraclès qui démontre sa puissance virile avec les cinquante filles du roi Thespios. Mais le héros antique sortait d’un âge mythique où nature et culture étaient difficiles à distinguer. Son émergence nous fait entrer dans l’histoire sociale et donc le clivage des sexes. L’Amazone, cette guerrière mythique est, aux yeux des Grecs, l’anti-femme puisque ni épouse ni mère, elle perturbe famille et procréation.
Refusant l’autorité des hommes, les Amazones tuent ou estropient leurs enfants mâles et entraînent leurs filles au maniement de l’arc et du javelot. Elles incarnent le comble de la barbarie, un négatif de la civilisation telle que se la représentent les Anciens. Achille tombe amoureux de Penthésilée au moment même où il la tue, Héraclès dépouille la reine des Amazones Hippolyté de sa ceinture d’or quand Thésée ravit Antiopé, sa soeur. Ainsi, seuls les grands héros sont assez forts pour frôler ou s’unir sans lendemain avec ces fascinantes guerrières.
Le développement du christianisme propose des figures exemplaires aux femmes qui, bien qu’interdites de fonctions liturgiques, font partie de la communauté des fidèles. La Vierge et les saintes incarnent ces modèles vertueux. Au XVe siècle l’épopée de Jeanne d’Arc est d’autant plus étonnante que nous sommes encore au "mâle Moyen Âge" selon l’expression de Georges Duby. En 1431, la Pucelle d’Orléans est d’ailleurs condamnée à mort pour avoir, entre autres chefs d’accusation, porté des habits d’homme, transgression inacceptable de l’ordre sexuel en place.

Les Femmes fortes

Les temps modernes voient l’émergence du thème des "femmes fortes" qui s’amplifie, au milieu du XVIIe siècle, de la régence d’Anne d’Autriche jusqu’à la veille de la Fronde. Les galeries littéraires et artistiques dressent les portraits de femmes illustres de l’histoire et de la légende comme celui du salon de la maréchale de La Meilleraye, peint par Charles Poerson, élève de Simon Vouet, dans l’hôtel de l’Arsenal. Ces héroïnes, construites à partir de modèles littéraires qui viennent de Plutarque et de Boccace, s’adressent à un public mondain issu de l’aristocratie et d’une partie de la bourgeoisie. Elles sont un enjeu dans la concurrence entre deux morales : celle du discours laïc et aristocratique, qui valorise la femme "naturellement" illustre de part sa naissance noble, et celle du registre ecclésiastique, qui propose des modèles vertueux à des mondaines jugées trop frivoles. Sous une apparente réhabilitation du sexe féminin, il s’agit "de contrôler les conduites et de redéfinir clairement le rôle dévolu à la femme dans le cadre strict de ses devoirs et de sa condition", qui est de "rester à sa place pour sauvegarder l’harmonie familiale ou la prospérité de l’État". Le succès du thème des Femmes fortes témoigne toutefois d’une réalité souvent minorée depuis : celui de l’activité politique des femmes, lors des régences notamment.

L'allégorie, la sainte, l'héroïne désincarnée

À partir de la fin du XVIIIe siècle, les femmes, à la différence des hommes, ne sont toujours pas supposées agir dans l’espace public ; quels modèles d’identification et de socialisation leur proposer pour les intégrer à la nation en construction ? Le plus fréquent est l’allégorie : la femme incarne la Liberté, la Justice, la Patrie ou la République ; mais, bien qu’abondamment représentée, elle est une divinité sans corps tangible et souvent l’expression idéale du devoir domestique.
Le deuxième cas de figure est celui de l’héroïne purifiée et sanctifiée dont le modèle, au XIXe siècle, est Jeanne d’Arc : elle n’agit pas de son propre chef mais obéit à des voix et des ordres divins. Louise Michel (1830-1905), figure essentielle du mouvement ouvrier est surnommée la "Vierge rouge", Danielle Casanova, la grande résistante morte en déportation pendant la Seconde Guerre mondiale a été honorée comme une sainte laïque par le Parti communiste français. Quant au personnage de l’infirmière salvatrice il est, à l’image de Geneviève de Galard à Dîen Bîen Phu, transformé en ange.
Ainsi l’histoire des représentations montre qu’à la différence du corps des héros, celui des héroïnes n’est présenté dans une posture glorieuse qu’aseptisé, sanctifié ou dépersonnalisé.


Le dernier scénario est celui de l’héroïne soumise à la folklorisation, à l’image d’une Jeanne Hachette, héroïne beauvaisienne du XVe siècle, redécouverte au XIXe siècle, ou plus récemment de la grande résistante Lucie Aubrac. Sa vie entière fut consacrée au combat pour la promotion des valeurs humanistes, la paix et la construction d’un monde plus solidaire. Mais l’opinion commune, relayée par le système médiatique, ne retient surtout que l’épisode aussi célèbre qu’audacieux de l’évasion de son mari, autre grande figure de la Résistance. Quand, pour le grand public, de Gaulle, Napoléon, ou Alexandre changent le cours de l’Histoire, les femmes racontent des histoires : Lucie Aubrac sauve son mari, Jeanne Hachette sauve Beauvais, comme Anita Garibaldi accomplit des exploits incroyables pour retrouver son mari, le héros du Risorgimento italien. Quel que soit le courage ou l’importance de leurs actes, ils sont dans les mentalités collectives souvent cantonnés dans l’anecdotique ou l’amour conjugal.

Des femmes extraordinaires

Des auteurs ont régulièrement tenté, avec un succès inégal, de promouvoir la renommée de femmes extraordinaires, essayant de hisser la photographe Gerda Taro au niveau de la célébrité d’un Robert Capa, l’aviatrice Hélène Boucher à la hauteur de Saint-Exupéry ou de Mermoz. Les demandes de panthéonisation de Berty Albrecht, résistante et compagne d’Henry Frenay, de Lucie Aubrac ou d’Olympe de Gouges sont restées à ce jour lettre morte. Le héros n’est donc pas seulement celui qui a accompli un acte courageux, ce que des femmes ont toujours fait, mais celui ou celle dont l’acte est célébré car reconnu, honoré publiquement. La littérature du XXe siècle a cependant mis parfois en scène des héroïnes qui tiennent leur force de n’être pas des hommes. Ainsi Éowyn de Rohan, dans Le Seigneur des anneaux de Tolkien parvient, en tant que femme, à tuer le roi-sorcier, chef des spectres Nazgûl, dont il était dit qu’aucun homme ne pourrait le vaincre.

Idéalisée, sanctifiée, folklorisée, le mystère de la désincarnation de l’héroïne n’en est pas un pour ceux qui savent que, d’Achille à James Bond, le corps de la femme enivre le héros et le détourne de sa mission. Le comble du ravissement est atteint sur l’internet où le corps de l’héroïne est littéralement "pulvérisé", puisque la plupart des sites renvoient à la drogue. Si les femmes sont parvenues à imposer certaines figures de l’excellence par le biais de la sainteté, de l’activité politique, de l’art, de la science, et surtout de la littérature, l’héroïsme au sens strict est bien un retranchement du phallocratisme. Non seulement il a longtemps privilégié les personnages masculins mais il a aussi imposé un modèle de femme séduite par le héros, qui a perduré dans l’histoire de l’imaginaire occidental.
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