Nous vivons à une époque où il n’est
rien qui ne finisse sur les planches : les rois, les héros, les
satyres. Tout finit par le magazine.
Alexandre Vialatte
Après la Seconde Guerre mondiale, l’univers héroïque
est profondément recomposé dans le monde occidental. L’horreur
du conflit international a fait naître la volonté de reconstruire,
sur ce champ de ruines, un monde fondé sur des valeurs de justice,
de solidarité, d’humanisme. La détestation profonde
des idéologies meurtrières, de la propagande nourrie d’images
et de clichés ayant permis de tels désastres, fait suspecter
et craindre l’exploitation et la manipulation du concept de héros.
Ainsi, sous sa forme guerrière du moins, celui-ci est-il presque
systématiquement écarté de la grammaire démocratique.
Par ailleurs, la nouvelle lecture du monde par les sciences sociales a
eu tendance à minorer le rôle du héros, de l’action
d’éclat, au profit du système, de l’évolution
historique longue (École des
Annales, structuralisme).
Stefan Zweig parlait de "cet éternel besoin de fabriquer des
héros", et l’on sait le rôle que jouent les modèles
dans le processus de construction des individus ou des groupes humains… Concentrateurs
d’énergies, draineurs de rêves, exutoires de violences,
les héros persistent, sous une forme atténuée, et
s’illustrent avec une vigueur nouvelle dans l’imaginaire et
la fiction. Le héros guerrier étant périmé (dans
la vie réelle, mais nullement dans la fiction : films, jeux
vidéos, etc.), les générations nouvelles trouvent,
s’inventent, ou se laissent imposer des modèles adaptés à leur époque,
afin de répondre à leur besoin d’admirer, de s’enflammer,
d’adhérer à une cause, à des valeurs. Munis
de plusieurs traits récurrents de l’imaginaire héroïque
(jeunesse, acte décisif symbolique, qualités exceptionnelles,
combativité, volonté de vaincre…), et leur héroïsation
engendrant les comportements attendus (construction d’un mythe, pratiques
cultuelles…), plusieurs figures émergent ainsi et viennent
occuper le devant de la scène
Les héros politiques, qui combattent pour un monde nouveau et veulent
renverser l’ordre établi, connaissent un succès certain
jusque dans les années 1970 – les emblématiques "gueules
noires" (mineurs de fond) ou bien encore Martin Luther King, Che Guevara,
Nelson Mandela.
Beaucoup de héros sont des créatures de fiction : cow-boys
solitaires, Hercules de péplums, agents secrets, super-héros,
personnages de fantasy : nés dans la littérature
ou la BD, ils s’épanouissent dans tous les domaines de l’audiovisuel
et du multimédia. Des figures plus éphémères,
mais souvent à portée planétaire, comme les aventuriers
ou les sportifs, incarnant réussite individuelle et célébrité,
se rapprochent des stars et témoignent de l’usure rapide des
héros d’aujourd’hui. Le système médiatique
exploite à l’extrême ce processus narcissique, en créant,
propulsant puis rejetant, dans la foulée, des héros d’un
jour, ou d’une minorité, aussi rapidement sortis des unes
de journaux, des écrans audiovisuels et des mémoires que
ceux qui viendront le lendemain les remplacer. Mais peut-être les
héros gagnent-ils en aura planétaire, de nos jours, ce qu’ils
perdent en durée de vie héroïque ?
Si l’on constate que le héros contemporain est avant tout
composite, d’aucuns pourront même le trouver factice, populaire
et, surtout, virtuel. Quoi qu’il en soit, la place, étroite,
congrue, réservée aux femmes dans l’univers héroïque
aura des chances d’être modifiée dans l’évolution
du modèle traditionnel du héros. Et ce dernier, pour être
accepté et partagé, devra être en mesure d’intégrer
d’autres valeurs que par le passé, l’archétype
guerrier étant néanmoins toujours susceptible de renaître :
ainsi, les événements tragiques du 11 septembre 2001,
aux États-Unis,
les conflits communautaristes, ailleurs, projettent-ils ainsi dans toute
la violence, l’immédiateté et l’absence de doute
dans leur engagement, des figures de type héroïque – héroïsées,
patriotiques, nationalistes ou religieuses… À quoi servent
encore ces héros dont nous avons hérité ? À quoi
serviront ceux que nous accepterons de construire, de célébrer,
d’ériger en modèles? C’est, au travers de l’enseignement
de l’histoire et de la lecture du monde proposée aux générations
futures, que la question restera ouverte.
Neuf familles héroïques sous l’oeil des médias
Le nom de Gilgamesh, héros-roi d’Uruk, nous est légué par
un récit légendaire de la Mésopotamie ancienne. Il
a été honoré dans l’Antiquité pendant
vingt siècles. Quel héros peut aujourd’hui prétendre
demeurer dans la mémoire humaine ne serait-ce que quelques décennies ?
D’autres figures ont, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale,
pris la place autrefois souvent réservée au guerrier. Jamais
peut-être le terme de héros n’a-t-il été plus
galvaudé ni plus polysémique qu’aujourd’hui.
Dans ce "héros aux mille visages", on lira aisément
la fabrique héroïque, mise en forme grossière mais efficace
de la culture de masse. Les héros d’aujourd’hui, virtuels,
starifiés, composites, sont produits essentiellement par le système
médiatique. Du modèle hérité des siècles
précédents ne subsistent que des ersatz incomplets, parfois
leurres, parfois réels, certains pourtant toujours dignes d’admiration.
Bâtir des typologies héroïques est une tentation ancienne.
D’une exhaustivité souvent illusoire, elles se révèlent
toujours éclairantes sur les valeurs de leur époque. Ainsi
proposons-nous aujourd’hui un semblable inventaire, diffracté en
neuf familles. Nombre d’invariants héroïques y subsistent,
témoignant de la "rêverie d’excellence" dont
parle Philippe Sellier. Les héros reconnus et désignés
comme tels changent selon les catégories sociales, les âges
et les sexes. On ne trouvera ici que des figures connues dont l’analyse
sociologique mériterait d’être approfondie.