Les critères d’héroïsation changent
au cours des siècles. Aristote et Alexandre, qui sont morts quasiment
la même année, en 323-322 avant J.-C., ont défini de
nouvelles figures de l’excellence. Le philosophe valorise le grand
homme, "le magnanime", l’homme de bien au détriment
du bouillant héros classique dont il faut purifier la violence.
Alexandre, dont Aristote fut pourtant le précepteur, s’inscrit
davantage dans un modèle héroïque homérique. Descendant
d’Héraclès et d’Achille, selon Plutarque, le roi
de Macédoine se lance à la conquête de l’Asie.
La grande nouveauté du personnage est qu’il construit sciemment
sa légende de son vivant, grâce aux géographes et aux écrivains
qui accompagnent son expédition. "Il n’y pas un personnage
qui ait suscité plus d’historiens et de témoignages contradictoires",
nous dit Arrien ; c’est le propre des héros ! Pour
asseoir son autorité, Alexandre a emprunté à la monarchie
perse certains de ses éléments sacrés : à la fin
de sa vie fulgurante, il s’est doté d’un statut surhumain,
exigeant de tous ses sujets un culte en tant que "dieu invincible". À l’époque
hellénistique, l’héroïsation se banalise et les
souverains, qui ont assimilé les apports sacrés grecs et orientaux,
sont honorés à l’égal des dieux.
Historicisation du héros romain
Le héros semble à la fois plus rare et plus répandu à Rome
qu’en Grèce. Le terme de héros est entré dans
le latin classique avec le sens de demi-dieu pour acquérir rapidement
celui d’homme de valeur supérieure, comme chez Cicéron. À la
différence des Grecs, les Romains ont, du moins dans un premier temps,
accepté plus difficilement l’existence de personnages intermédiaires
entre les hommes et les dieux.
Le héros romain présente une caractéristique essentielle :
même s’il vient de contrées lointaines (Hercule, Énée),
il est fortement historicisé. Rome a fondu et amalgamé des
matériaux mythologiques hétéroclites dans ce qui pourrait
ressembler à un "
melting pot héroïque". Les
cultes héroïques s’adressent à des figures humaines
comme des bergers, des bouviers (Romulus, Hercule), des chefs d’armée
(Énée), des rois (Romulus, Servius Tullius), qui participent
et organisent la vie des hommes, les initient à l’
humanitas,
souvent après avoir grandi à l’écart, dans la
nature sauvage Les héros mythiques se métamorphosent en grands
hommes de l’histoire romaine. Ainsi, d’Homère à Virgile,
la légende d’Énée s’est-elle élaborée
sur plusieurs siècles, transformant le personnage de guerrier troyen
en "pieux Énée", un "passeur" qui transporte
les Pénates de Troie dans le Latium et fonde Lavinium. Les anciens
ne pensent aucune rupture entre le temps mythique et le temps historique.
Dans l’
Énéide, Virgile appelle le fils d’Énée
Ascagne ou Iule, car il en fait l’ancêtre de la famille Julia,
celle de Jules César, qui prétend ainsi descendre de Vénus.
Les grandes figures héroïques de Rome sont autant d’
exempla,
anecdotes édifiantes qui mettent en scène des personnages
célèbres, conservées précieusement dans les
archives de chaque
gens, famille unie par un même nom et formant un
lignage aristocratique. À Rome, le héros devient un citoyen
modèle qui participe à un événement historique.
Loin des chevauchements de temps et de lieux propres aux héros mythologiques,
il est, à l’image de Cincinnatus – qui délaisse
seize jours ses labours, le temps de repousser l’ennemi, puis revient
cultiver ses champs –, l’homme d’une seule mission et
dont la
virtus est toute patriotique.
Mais le passage de la République à l’Empire coïncide
avec une confiscation de l’héroïsme par le souverain,
qui est divinisé après sa mort. Si Romulus, roi des temps
légendaires ainsi que Jules César furent admis parmi les dieux,
Auguste est, en 14, le premier empereur à bénéficier,
de la part du Sénat, d’une
consecratio, équivalent latin
de l’apothéose. Dire d’un empereur qu’il est divus
signifie que le défunt passe de l’humanité à la
divinité. Le culte des
divi, étendu à la famille de
l’empereur, s’est prolongé pendant trois siècles à Rome,
occupant une place centrale dans la religion impériale.
Le héros, le sage, le saint
Dans l’Antiquité tardive, les figures de l’excellence
se sont recomposées et spécialisées. À côté du
héros providentiel qui accomplit un acte extraordinaire, de l’empereur
qui change d’univers au moment de sa mort, s’est imposé le
personnage du sage païen, précurseur du saint chrétien.
Que ses exploits soient physiques ou intellectuels, sa force est spirituelle.
Héraclès / Hercule est ainsi devenu, à la fin de
l’Antiquité, un symbole des vertus et des exploits physiques
associés à la force morale. Sa popularité durable
est liée à sa nature polymorphe : animal, homme ou dieu.
Celui qui pouvait être en proie à une fureur bestiale est
devenu, dans son combat contre le vice, le modèle du sage parfait,
un héros de l’ascèse, notamment aux yeux des philosophes
stoïciens et cyniques. Dans les premiers siècles du christianisme,
les Pères de l’Église repèrent et minimisent
les affinités entre Jésus et Hercule : ils sont tous deux
fils d’un dieu et d’une mortelle, échappent de peu à la
mort lors de leur naissance. Ils combattent le mal, sauvent les hommes
et connaissent l’apothéose après des épreuves
marquées par la souffrance (la Passion ou la Descente aux enfers).