Architecture et monuments
La guerre aux démolisseurs
La tradition de l'inventaire des monuments historiques
L'œuvre d'Atget consacrée au vieux Paris participe directement
d'une tradition de l'inventaire des monuments héritée
de la Révolution française. Après les nombreux
actes de vandalisme dirigés contre les monuments qui évoquaient
l'Ancien Régime, les révolutionnaires se sont en effet
préoccupés d'un passé qu'il fallait se réapproprier
pour asseoir le nouveau pouvoir.
De la création le 13 octobre 1790 d'une Commission des monuments
jusqu'au décret conservateur du 3 brumaire an II (24 octobre
1793), des dispositions furent mises en place pour sauver ce qui
restait du patrimoine national. Cependant, si la transmission du
patrimoine de l'Antiquité s'intégrait naturellement
au sein d'une identité révolutionnaire qui se réclamait
de la démocratie athénienne, les monuments des “siècles
obscurs” du Moyen Âge posaient davantage de problèmes.
Seules quelques initiatives isolées attribuaient aux monuments
de cette période une valeur historique et artistique. Ainsi,
par exemple, en publiant un recueil de gravures représentant
des monuments dignes de protection, Aubin Louis Millin entendait
“enlever à la faux destructrice du temps” une
partie des biens confisqués à l'Église.
Il faudra attendre la nomination par Guizot d'un inspecteur des
Monuments historiques en 1830 puis la création de la première
Commission des Monuments historiques en 1837 pour apercevoir les
premiers signes d'une institutionnalisation visant à la protection
des monuments historiques en France.
Romantisme et défense du vieux Paris
Alors que le régime de la Restauration met en place des structures
visant à protéger le patrimoine, Atget n'a de cesse de détruire
les vestiges architecturaux de la capitale. Les embellissements de Paris
entrepris dès cette époque sacrifient en effet le vieux
tissu urbain au profit d'une conception hygiéniste de la ville.
Avant l'œuvre du préfet Haussmann, Hippolyte Meynadier, fonctionnaire
affecté aux travaux de la ville, préconise l'ouverture de
grandes voies qui “assainiraient ces quartiers […] où
la moitié de la population s'élève et grandit chétive,
blafarde dans l'air vicié” et qui permettraient “en
partant d'un point quelconque, pour arriver à un autre, d'avoir
toujours devant soi une ligne droite”. C'est contre ces démolitions
que Victor Hugo, figure emblématique d'une nouvelle vague romantique,
s'indigne dès 1825 en écrivant un pamphlet intitulé
“Guerre aux démolisseurs”. L'écrivain s'en prend
de nouveau en 1832 “aux iconoclastes d'écoles” dans
la préface de sa deuxième édition de Notre-Dame
de Paris. La clairvoyance de Hugo réside dans sa capacité
à appréhender la ville comme un objet historique. Dans Notre-Dame
de Paris, il écrit : “Ce n'était pas alors seulement
une belle ville ; c'était une ville homogène, un produit
architectural et historique du Moyen Âge, une chronique de pierre.”
À côté de l'engagement des hommes de lettres, certaines
entreprises artistiques vont sauver les monuments de l'oubli par la
représentation gravée. Les Voyages pittoresques et
romantiques dans l'ancienne France (1820-1878) de Charles Nodier
et Isidore Taylor s'inscrivent dans ce mouvement, et constituent les
bases d'une longue tradition iconographique qui perdurera jusqu'à
l'époque d'Atget.
La commission du vieux Paris
Quand Atget commence à photographier le vieux Paris, sa démarche
coïncide étroitement avec la création, en novembre
1897, de la Commission municipale du Vieux Paris.
À la suite des manifestations indignées des romantiques
ou autres défenseurs du vieux Paris, le pouvoir municipal,
une fois le forfait accompli, s’érigea en défenseur
et conservateur du patrimoine parisien. Alertée par les destructions
dues aux travaux du métropolitain, la Commission décida
de “rechercher les vestiges du vieux Paris, d'en dresser l'inventaire,
de constater leur état actuel, de veiller dans la mesure du
possible à leur conservation, de recueillir les épaves
de ceux qu'il serait impossible de conserver, de suivre au jour le
jour les fouilles qui pourraient être entreprises et les transformations
de Paris jugées nécessaires, au point de vue de l'hygiène,
de la circulation et des nécessités du progrès,
et d'en fixer des images authentiques ; en un mot, de tenir les Parisiens,
par l'intermédiaire de leurs élus, au courant de toutes
les découvertes intéressant l'histoire de Paris et son
aspect pittoresque”. La Commission décida donc de conserver
les monuments ou leur souvenir au moyen de la représentation
photographique ou gravée.
Les premières photographies publiées dès 1898
dans les Procès-verbaux de la Commission représentent
des fouilles en cours dans la capitale. Certaines images sont simplement
archéologiques, d'autres sont davantage idéologiques
et affirment le pouvoir des élus municipaux qui s'exhibent
sur les sites fouillés comme des archéologues enorgueillis
par les trésors extraits du sol parisien.
Atget et la commission
La coïncidence du projet d'Atget avec la création de la Commission
municipale du Vieux Paris soulève la question des rapports du photographe
avec cette institution. En 1902, Atget espère pouvoir vendre à
la Commission un recueil photographique du vieux Paris : “La Commission
des beaux-arts du conseil municipal [a été saisie] d'une
pétition de M. Atget proposant l'acquisition d'un recueil photographique
du vieux Paris.” La pétition d'Atget est rejetée et
la seule collaboration officielle qui aboutira se concrétisera
par la publication en 1908 dans les Procès-verbaux d'une photographie
prise en 1902.
Finalement, les seuls liens supposés d'Atget avec la Commission
sont ceux qu'il eut avec Édouard Detaille et Victorien Sardou,
tous deux membres de l'institution. André Calmette, légataire
universel et ami intime d'Atget, avait confié à Berenice
Abbott que “Victorien Sardou lui indiquait des maisons, des sites,
des chateaux [sic], des bouges qui allaient disparaître”.
Cependant, certaines restrictions imposées par la Commission
avaient de quoi rebuter un esprit aussi indépendant que celui
du photographe. À ce titre, dès 1898, lors d'une séance
à la Commission, “une proposition tendant à fixer
une méthode pour la réglementation des reproductions d'aspects
de Paris” est débattue.
À l'exception d'une commande de la Bibliothèque historique
du Vieux Paris qui n'aboutira pas, contraint ou forcé, Atget
restera donc indépendant et développera un réseau
commercial personnel.