La rue
Saisir un passé en train de disparaître
Les transformations d'Haussmann
Pressée par la révolution de 1848, l'œuvre du préfet
Haussmann accomplit avec force les transformations de Paris commencées
sous la Restauration. Le pouvoir en place voulait éviter de nouveau
tout soulèvement populaire. Pour ce faire, il fut décidé
de désengorger le centre de Paris, pour faciliter la circulation
mais aussi pour assainir certains quartiers insalubres. Ainsi, les grandes
percées des boulevards participaient de l'organisation générale
du nouvel urbanisme parisien.
L'embellissement de Paris passa aussi par l'élévation
de monuments. Posés au bout des grandes perspectives ouvertes
par les voies de communication nécessaires au développement
industriel et moderne dont Napoléon III voulait doter la capitale,
les monuments du second Empire vont créer une rupture d'échelle
avec le vieux Paris. Sans saisir les liens consubstantiels entre les
monuments et leur environnement, l'administration haussmannienne négligera
jusqu'au mépris le tissu urbain mineur. C'est ce que l'architecte
viennois Camillo Sitte qualifia en 1889 de “maladie moderne du
dégagement”. À cette critique que Haussmann rencontra
maintes et maintes fois, il rétorquait dans ses
Mémoires
: “Citez-moi un ancien monument digne d'intérêt,
un édifice précieux pour l'art que mon administration
ait détruit ou dont elle se soit occupée sinon pour le
dégager et le mettre en aussi belle perspective que possible.”
L'activité de la rue
Atget ne photographie jamais les transformations haussmanniennes. Ceci
à tel point que l'on peut supposer une démarche consciente
et volontaire. Dans tous ses travaux, il évite soigneusement les
traces de ces transformations et préfère rendre compte de
l’une des conséquences du processus de l'haussmannisation
de la ville : la distinction entre un nouveau et un vieux Paris.
Le photographe s'intéresse donc à l'ancienne ville et
aux activités qui s'y déroulent. Ces activités
nombreuses sont, pour Atget, l'image d'un Paris qui persiste, et non
pas une simple évocation nostalgique. Bien plus, ce vieux Paris,
son mode d'organisation sociale, ses rites et ses usages présentent
une véritable alternative à la modernité haussmannienne
et à ses mutations. Pour lui, les personnages qui animent ces
rues façonnent l'espace urbain et sont, littéralement,
la ville. Car les activités des petits métiers, des commerces
de rue ou des étalages ne sont pas contraintes par les nouvelles
dispositions de l'urbanisme haussmannien. Ainsi, sur les photographies
d'Atget, la profusion des marchandises portées à même
le corps des marchands confère à la vieille ville une
morphologie dynamique et vivante. Les étalages qui débordent
sur les trottoirs, brouillant les limites entre l'espace privé
et l'espace public, renvoient, eux, à l'organisation spatiale
propre à la ville pré-haussmannienne.
Deux villes, deux théâtres
Atget photographie Paris en prenant le soin que jamais l’œuvre
haussmannienne, pourtant largement achevée, n'investisse ses images.
Il y avait donc pour Atget “deux villes” dans une même
et une seule ville. Aussi, il est commode d'y distinguer deux théâtres
et deux décors urbains. Loin des attractions de la vie moderne
qui se déroulent sur les grands boulevards, Atget pose le décor
de son théâtre urbain en photographiant les rues vides du
vieux Paris. Quand il photographie l'activité des Parisiens, ceux-ci
sont pris dans leur environnement immédiat que constitue le tissu
urbain de la ville. Alors que d’un côté, “les
façades haussmanniennes, construites isolément les unes
des autres, doivent être comprises en un tout, en la seule page
qu’elles dressent dans le déroulement du décor qu’elles
trouent parfois” (Gustav Kahn), de l’autre côté,
Atget photographie la scène d’un théâtre urbain
qui renvoie au pittoresque du vieux Paris.
Mais la notion de pittoresque est délicate et recouvre plusieurs
sens, parfois contradictoires. Traditionnellement, le pittoresque est
une catégorie esthétique [la vision pittoresque, “c'est
la capacité de voir avec l'œil d'un peintre” (Reynolds)].
Mais, au XIXe siècle, la notion s'élargit
et s'étend aux domaines de la ville et de l'urbanisme. La perception
pittoresque devient cette capacité à faire resurgir la ville
ancienne en partie disparue. De son côté, par un travail
méticuleux sur les formes constitutives d'un passé, Atget
évite toute nostalgie pittoresque généralement associée
au vieux Paris.