Héros

Napoléon, entre Alexandre et Charlemagne

 
Bonaparte n’est plus le vrai Bonaparte, c’est une figure légendaire, composée des lubies du poète, des devis du soldat et des contes du peuple ; c’est le Charlemagne et l’Alexandre des épopées du Moyen-Âge que nous voyons aujourd’hui. Ce héros fantastique restera le personnage réel.
Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe


Dès les premiers succès de Bonaparte dans les plaines d’Italie, David est fasciné par ce jeune général qui lui rappelle les héros antiques et qui associe ses combats à des chants de l’Iliade. Il devient le peintre officiel du nouveau maître de l’Europe jusqu’à la fin de l’Empire, en 1815. Grand metteur en scène des cérémonies révolutionnaires, David contribue largement à la représentation d’un modèle et d’une morale héroïques dans un style néoclassique inspiré des traditions antiques.

Un mythe de son vivant

Pourtant, c’est Bonaparte lui-même qui, avec la même immédiateté qu’Alexandre, construit son propre mythe, et ce, dès la campagne d’Italie, en 1796-1797. Il confie l’organisation de sa légende à un Dépôt de la guerre, qui réunit des documents, des instructions, des textes officiels, élaborant et transformant les récits des batailles. Les images et, plus encore, les journaux créent le mythe du héros intrépide, vertueux et éclairé. Les Bulletins de l’Armée d’Italie puis de la Grande Armée ont concurrencé les poètes et les auteurs de fiction : la geste impériale lance un défi au discours épique. La presse, étroitement contrôlée, et les tableaux de Girodet, de Gros et de David fixent l’image que l’on doit avoir de Napoléon. Mais journalistes, écrivains, historiographes, artistes, n’ont pas seulement exalté le conquérant génial, le nouvel Alexandre ; suivant en cela la volonté de l’empereur, toujours soucieux d’imiter d’illustres prédécesseurs, ils ont mis en avant le héros fondateur et réconciliateur, l’homme d’État réformateur. Héritier des Lumières, Napoléon sait que pour rester dans les mémoires il doit laisser le souvenir d’un grand homme plutôt que celui d’un guerrier. Nouvel Énée, impatient de refonder la cité au sortir de la Révolution, il manifeste très tôt la volonté de s‘appuyer sur une idée syncrétique de l’honneur qui rappelle le souvenir lointain des anciennes valeurs chevaleresques et intègre la nouvelle dimension méritocratique propre aux Lumières. Pour cet homme qui, selon Balzac, "avait dans la tête un code et une épée, la parole et l’action", la création de la Légion d’honneur en 1802 vise ainsi à réduire l’écart entre le civil et le militaire. Fils de la Révolution, Napoléon s’est en outre efforcé de se présenter comme proche du peuple. Il veut égaler les modèles antiques mais souhaite être figuré comme un héros de son temps, par le port d’attributs contemporains et de signes d’humanité qui doivent le rendre immédiatement identifiable (bicorne, redingote, posture réflexive, simplicité).
a illustrer apres


Légende noire et légende dorée

Quand Napoléon quitte la France pour Sainte-Hélène, légende noire et légende dorée sont déjà bien installées. Ogre sanguinaire, "aventurier corse" pour les uns, libérateur des peuples et incarnation de la nation pour les autres, c’est l’impopularité de la Restauration, la répression contre les anciens partisans de la Révolution, le sort misérable des anciens soldats de la Grande Armée devenus vétérans et des officiers en demi-solde, qui favorisent la diffusion d’un mythe napoléonien populaire alimenté par les rumeurs d’un retour miraculeux. L’annonce de sa mort en 1821, la publication, en 1823, du Mémorial de Sainte-Hélène, écrit par Las Cases, énorme succès éditorial du XIXe siècle, achèvent de le transformer en martyr de la cause nationale. Les chansons de Béranger, l’imagerie d’Épinal, la production de bibelots ont fait du Petit Caporal l’homme du peuple et de la Révolution.
Dès son accession au trône, à la faveur des Trois Glorieuses de 1830, Louis-Philippe lance une politique culturelle qui inscrit Napoléon à une place privilégiée dans le grand roman national en construction : une statue de l’empereur est placée au sommet de la colonne Vendôme en 1832, l’Arc de triomphe qui exalte les armées de la Révolution et de l’Empire est inauguré en 1836 et la galerie des Batailles du château de Versailles, en 1837. En 1840, le retour des cendres de l’Empereur et l’inhumation aux Invalides marquent un sommet dans la ferveur populaire.
La génération des écrivains romantiques, qui laisse largement place à l’expression des sentiments et au jeu des contrastes, s’est enthousiasmée pour cette figure de Titan foudroyé, de Prométhée enchaîné à son rocher. La plupart des auteurs du XIXe siècle, souvent circonspects dans leurs jugements (Stendhal, Chateaubriand, Balzac, Hugo), ont insisté sur l’ambivalence du héros qui excède la norme. Ainsi Chateaubriand regrette d’avoir à subir "le despotisme de sa mémoire" après avoir subi "le despotisme de sa personne". Henri Beyle, dont la destinée s’est pourtant confondue avec celle de Napoléon puisqu’il a participé à l’épopée impériale, porte un regard très mitigé sur ce dernier. Si Stendhal reproche à Napoléon de s’être laissé corrompre par le pouvoir, c’est bien le personnage de Bonaparte, du moins son image, que Julien Sorel prend pour modèle de son ambition dans Le Rouge et le Noir. Ce roman d’initiation nous plonge dans un jeu de miroirs entre héros historique et héros littéraire, entre volonté d’imitation et recherche de la singularité.
Victor Hugo, pourtant royaliste dans sa jeunesse, a changé d’opinion sur Lui. Napoléon est devenu "l’homme ineffaçable" et l’Empire une épopée d’autant plus sublime qu’il s’agit, au milieu du siècle, de ridiculiser Napoléon le Petit depuis un autre célèbre exil insulaire. La mémoire républicaine est paradoxale puisqu’elle a tendance à couper l’homme en deux (le bon Bonaparte et le mauvais Napoléon) tout en exigeant du personnage qu’il incarne une continuité entre la Révolution et l’Empire.

Napoléon a donc remodelé "les voies d’accès à l’excellence et il sert de référence à un renouvellement de la philosophie de l’Histoire". Il incarne en effet pour le philosophe allemand Hegel "l’âme du monde" qui donne sens à l’histoire, l’agent inconscient qui réalise "l’Esprit du Monde". S’il a toujours pour mission d’établir la civilisation (la liberté organisée de l’État) par une mise en ordre de la nature, le héros est de la même substance que les autres hommes. Il vient du peuple comme il le sert.
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