ecrire la ville
rencontre avec
Née en 1973, Chloé Delaume est un personnage de fiction qui, depuis huit ans, pratique l'autofiction comme fabrique de littérature expérimentale. Elle investit des lieux, des corps ou des espaces sociétaux. Dans son dernier roman, Ma maison sous terre (Le Seuil, 2009), c’est le rapport à la mort qui est questionné avec une grande liberté de ton.
textes d'appui
  • Comment Francis Ponge décrit un objet, en abolissant la frontière entre le mot et la chose qu'il désigne.
ressources
 

Reprendre, année par année, les objets qui pour chacun des participants ont été un accès, un franchissement, un symbole. Ne parler que de l’objet, mais développer tout ce qui concerne notre relation à lui. Ils sont les outils, de la chaussure au téléphone, via le vêtement et la musique, de notre relation à la ville, comme ce par quoi elle organise son rapport à nous-mêmes.
On sait qu’avec Francis Ponge la littérature s’est dotée d’une chambre supplémentaire, ou une lettre de plus à l’alphabet de ses formes.  Ponge, dans Le Parti pris des choses et les livres qui suivront, n’applique pas la prose ou le poème à l’univers des objets, il se saisit d’objets a priori hors de l’emprise poétique (la plus parfaite image est celle de son Savon : à peine veut-on s’en saisir qu’il glisse plus loin), mais s’en saisit pour contraindre le langage à se dépasser, uniquement pour désigner non pas l’objet, mais ce qui fait obstacle à sa désignation plus précise.
Ainsi, le Galet, et L’Introduction au galet. Rappeler quelques éléments biographiques, les huit ans que met Francis Ponge, de 1927 à 1935, à faire publier son premier recueil : et c’est long, quand on est né en 1899, qu’on a l’âge du siècle… Cependant, c’est grâce à cette résistance que Ponge est amené à compléter la version initiale du Parti pris des choses par ces Proèmes, textes qui justifient ou complètent sa démarche. C’est L’introduction au galet qui donne sa vraie dimension au Galet. Dans tous ses livres ultérieurs, les deux démarches, le texte résultant et le chemin vers le texte, seront génétiquement associés.

C’est cela qu’il faut faire comprendre aux participants, même s’il s’agit d’une école primaire ou d’un collège : on ne décrit pas un objet (la notion de « dés-écrire » n’a pas de pertinence, pour un objet dont la seule existence textuelle est son nom, et éventuellement son mode d’emploi), mais on constitue la trace écrite, plurielle, multi-sources, de notre rapport à cet objet.
Parce qu’il s’agit réellement d’une extension radicale de la littérature, en partie liée au rapport que Ponge entretenait avec les peintres, on n’est pas encore habitué à la démarche. Elle s’amorce avant Ponge (qu’on se souvienne de Mallarmé : Je dis une rose, et l’absente de tous bouquets…, ou le versant peintre avec le Ceci n’est pas une pipe de Magritte) : À la Recherche du temps perdu fourmille d’objets neufs, n’ayant pas de préalables textuels (la voiture, l’ascenseur, le téléphone, ou le magnifique texte sur l’apparition de l’électricité dans le jardin d’hiver des Swann…), mais l’enjeu c’est précisément de dépasser la simple nomination de l’objet, la remplacer par notre relation à lui.
Le lien à la ville ? J’ai hésité. Il ne s’agissait pas, à proprement parler, d’écrire la ville. Seulement, les textes que j’ai pu accumuler en pratiquant cet exercice sont les plus urbains de ceux que j’ai pu être amené à  collecter.
Tout simplement parce que la fonction symbolique des objets qui vont être écrits par les participants est le lien à leur être social, leur façon d’être relié à la ville par les signes.     À nous d’orienter la présentation de façon à ce que ces objets ne soient pas ceux de l’intimité, mais ceux qui nous relient au dehors.

Alors, deux fois dans cette séquence, on proposera d’écrire une autobiographie, mais une autobiographie détournée, une autobiographie par media interposé. Ici, une autobiographie en cinq objets.
Suggérons d’éviter ceux de l’enfance. Si on a affaire à des collégiens ou lycéens, on fera se succéder d’année en année, ou de deux ans en deux ans, ce qui a été chaque fois l’objet le plus important, le plus nouvellement acquis. Si on travaille avec des étudiants ou adultes, on pourra les impulser plutôt à prendre un moment donné de leur biographie (la première chambre « à soi » de la vie adulte) et l’arrangement à ce moment-là des objets principaux.
Ainsi ces planches réalisées par Christian Boltanski au début des années 70, sous les titres Objets ayant appartenu à étudiant d’Oxford, Objets ayant appartenu à une jeune bordelaise, où sont photographiés à l’identique le poste de radio, la brosse à dents, le paquet de lessive, les chaussures etc..    À une génération de distance, on a bien affaire à un portrait du monde.
Quels vont être ces objets ? Chez Francis Ponge, ils sont le trait d’union à la relation élémentaire de l’homme à la nature : le pain, à la vie sociale : le cageot, à son paraître : la cigarette.
Nos propres objets sont tristes : fabriqués (ce sera facile d’en avoir la preuve dans la classe) en Asie pour être distribués partout au monde sous même nom de marque,  ils n’ont pas non plus de durée instituée : qui collectionnerait ses vieux téléphones portables ? En supprimant aux choses leur durée, que modifions-nous de notre rapport au monde ?
On peut aussi citer le très beau livre de Régine Detambel : Graveurs d’enfance, où chaque texte s’attelle à un objet de la panoplie scolaire, le cartable, la trousse, l’équerre, le compas, le rapporteur, la colle, le stylo quatre couleurs… C’est la même proposition, mais appliquée à une relation particulière de notre être social : l’école.
En mettant l’accent sur l’autobiographie par les objets, c’est notre relation aux autres qui va s’écrire, à mesure que surgiront un vêtement, une paire de Nike Air, l’outil pour se déplacer dans la ville (de la trottinette ou du skate au vélo ou au scooter), un téléphone portable avec appareil-photo intégré, et non pas l’appareil à écouter de la musique dont on dispose en ce moment, mais celui qu’on avait juste avant.
Consigne : on ne parle que de l’objet. Comment il est, bien sûr, et même si – cas du téléphone – tous se ressemblent. On n’évoque donc rien qui concerne la vie privée de celui qui écrit. Mais, à rebours de l’objet, on peut multiplier les sources d’information : acheté où, procuré comment, offert dans quelles circonstances, perdu quand, cassé comment, et quelle histoire ou incident on y associe ? Et souligner aussi les enjeux de langue : dire mon mp3 à l’un d’entre eux qui était dans la même classe, sur le même siège, dix ans plus tôt, n’aurait pas été compréhensible – il faut donc passer de ce qui désigne l’objet, pour qui le connaît d’avance, à un état plus fondamental de la langue.
Alors oui, par chacun de ces objets qui dessinent notre rapport aux autres, va naître une étrange ville : celle des usages, des circulations, des relations à nos semblables.