Héros

Le héros classique, de la Renaissance à la fin des Lumières

Odile Faliu
 
Le voyez-vous comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort ?
Bossuet, Oraison funèbre de Condé
Les élites italiennes du quattrocento assoient leur action sur des valeurs qui tournent avant tout autour de l’humanisme. Avec ce mouvement intellectuel et philosophique, qui va se propager dans toute l’Europe, le modèle chrétien du héros se modifie. Si les cours italiennes se réfèrent à l’Antiquité, c’est aussi pour affirmer leur autonomie par rapport à l’Église. La dimension religieuse influe sur la vie publique mais n’est plus centrale. L’être humain est au centre de l’action, qu’il soit prince et mécène (Laurent de Médicis, dit le Magnifique), artiste et parmi les plus grands, marchand ou banquier (les Alberti), ou encore militaire (condottiere). Avec des personnalités comme Michel-Ange, dont Vasari se plaît, dans les Vitte dei più eccellenti architettori, pittori et scultori italiani (1550), à rappeler le talent prodigieux et précoce, on voit déjà la tentation du héros comme génie, l’artiste pouvant désormais apparaître comme l’une des figures de l’excellence. Néanmoins la première qualité du héros est toujours martiale : vaillance, vertu (au sens romain), assorties au pouvoir de commander. On verra tout au long de cette période l’évolution du héros aristocratique, d’une place prééminente à la mutation vers le grand homme et jusqu’à sa quasi-disparition au cours du siècle des Lumières.
 

Des héros amoureux

La fin de l’époque médiévale voit la transformation des héros : d’un côté les modèles hérités, qui se figent dans l’archétype, ainsi des neuf Preux, que l’on retrouve pour certains dans les jeux de cartes, des chevaliers héros de la littérature populaire, favorisée par l’invention de l’imprimerie, et diffusée par la Bibliothèque bleue, des personnages flamboyants et légendaires (Roland, Renaud…), dont s’emparent l’opéra et la peinture ; de l’autre, les personnages historiques, rois, princes, chefs d’armée, pour lesquels la dimension guerrière est primordiale, combattants mis en relief par une volonté politique, acteurs au sein de guerres et d’enjeux de pouvoir.
Piochant dans un catalogue de personnages et d’événements romanesques, la littérature et la peinture s’inspirent autant de l’histoire grecque et romaine que des chroniques espagnoles, des chansons de geste ou de la matière de Bretagne. Dans l’Italie renaissante, Boiardo, avec l’Orlando innamorato (1483), L’Arioste, avec son Orlando furioso (1516), et Le Tasse, dans sa Jérusalem délivrée, dont la première version fut terminée en 1575, nourrissent autant leur œuvre d’un substrat emprunté à la littérature du XIIIe siècle, autour de Charlemagne et de ses Paladins, que des amours des héros avec de belles dames : princesses, guerrières, sarrasines ou magiciennes, sur fond de croisade. Le sujet principal du poème épique de Torquato Tasso est la prise de Jérusalem par Godefroy de Bouillon, descendant de Charlemagne, lors de la première croisade. Les batailles ne font pas toute l’histoire, et les sentiments, la peinture des caractères, importent tout autant dans l’intrigue. Ces différents textes mettent en scène les combats et les épreuves des couples amoureux : Roland amoureux jusqu’à la fureur d’Angélique, elle-même éprise de Renaud, ou encore Roger et Bradamante, époux heureux ; quant à Renaud, la magicienne Armide le retient prisonnier par des enchantements ; Herminie, jeune esclave, soigne le croisé Tancrède, blessé. Au cours d’un combat singulier, Tancrède affronte et blesse mortellement la sarrasine Clorinde, qu’il aime, ne l’ayant pas reconnue sous son armure… Leur célébrité et leur diffusion fournissent de très nombreux sujets aux peintres, par exemple Nicolas Poussin, au théâtre et surtout à la tragédie lyrique puis à l’opéra.



L’aspect amoureux domine en effet de manière encore plus marquante dans le traitement musical des thèmes guerriers. Claudio Monteverdi qui, avec l’Orfeo, favola in musica (1607), a accompagné le héros dans l’épreuve primordiale de la descente aux Enfers, publie en 1638 un huitième livre de madrigaux, intitulé Madrigali guerrieri et amorosi ("Chants guerriers et amoureux"), qui comprend le Combattimento di Tancredi et Clorinda. La tragédie lyrique puise également ses sujets dans la mythologie ou la poésie épique, avec Lully, Vivaldi, Glück, Rameau, Haendel. L’héroïsme s’exprime dans les airs de fureur, de bravoure, l’expression de sentiments puissants, colère, ardeur, désespoir.

Vaillance et justice

Émergeant de la fin de la chevalerie, le Don Quichotte parodique de Cervantès témoigne avec nostalgie du déclin du modèle dominant à l’ère médiévale. De même, Rabelais parodie les héros avec le géant Gargantua, ses victoires cocasses et ses guerres picrocholines. La chevalerie occidentale bascule complètement dans l’imaginaire – les preux n’ayant plus une place essentielle dans la vie sociale – et désormais les héros guerriers peuplent les romans d’un passé idéalisé, qu’il s’agisse de Charlemagne ou de Fierabras, de Godefroy de Bouillon, Robert le diable, Lancelot, Tristan ou des héros de la guerre de Troie. On comprend ainsi l’extension du terme, amorcée au Moyen-Âge, vers le sens second de "héros principal d’un texte". Notons qu’au début du XVIIe siècle l’étude rigoureuse de l’hagiographie ou vie des saints, par Heribert Rosweyde puis surtout Jean Bolland (Société des bollandistes), permet la publication des premiers Acta sanctorum (1643).
La frontière qui était ténue au Moyen-Âge entre sacré et profane se durcit, l’intervention du politique se fait plus nette. L’art militaire est désormais l’affaire de professionnels à cause de l’artillerie prédominante, et si l’héroïsme trouve son aliment naturel dans les guerres qui déchirent l’Europe, il s’exprime moins dans le combat au corps à corps, la vaillance individuelle, que dans l’art de commander, l’audace stratégique, la conquête des places fortes et l’annexion des territoires. Dans le premier XVIIe siècle, les valeurs fortement masculines – honneur, rivalité, conquête – sont exaltées, mais mises au service d’une politique, d’un roi, de croyances religieuses, de luttes de pouvoir.

Corneille défend un héros moral, inflexible, devant choisir entre l’honneur ou la mort.
Va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage.
Meurs ou tue.
Corneille, Le Cid


Selon l’approche marxiste de Doubrovsky, Le Cid trahit la nostalgie d’un ordre féodal qui a disparu. La nécessité de soumettre ses passions à l’idéal de l’honneur et à son devoir est intrinsèque au héros. "Et l’honneur aux grands coeurs est plus cher que la vie." Lorsque Richelieu fait installer au Palais-Cardinal une galerie des Hommes illustres, dont les vingt-six portraits sont peints par Philippe de Champaigne et Simon Vouet, les hommes d’armes y sont à l’honneur : Gaston de Foix, Gaucher de Châtillon…, on y fait aussi place à une Jeanne d’Arc guerrière, tandis que Louis XIII peint par Champaigne apparaît comme le roi en armure, couronné par la Victoire. Les faits d’armes héroïsés suivent la politique. La figure du roi-héros s’inscrit dans la continuité héroïque, sous le signe dominant du grand vainqueur antique des Douze Travaux. Dans les entrées royales, fêtes, panégyriques, Henri IV est l’Hercule gaulois, comme le sera ensuite Louis XIII. Le roi, figure essentielle de l’héroïsme, est vu comme chef de guerre et pacificateur. Les opposants sont écrasés (protestants, huguenots, Fronde des princes…). La vogue du portrait mythologique, la science des devises, les romans précieux, tissent des liens entre l’Antiquité, souvent romaine, et l’époque réelle.
C’est aussi le moment de l’ouverture symbolique et politique du champ de l’héroïsme au sexe féminin. L’émergence des femmes dirigeantes (women rulers en anglais) se traduit, dans les textes et la peinture, par le thème des Femmes fortes, de la Reine vierge (Elizabeth Ire) aux reines régentes (Catherine de Médicis, Anne d’Autriche), aux princesses frondeuses (la Grande Mademoiselle) et aux dirigeantes comme Christine de Suède et Catherine II de Russie. En 1647 paraît la Gallerie des femmes fortes de Pierre Le Moyne, illustrée de vingt planches d’après Claude Vignon, dont une superbe Jeanne d’Arc. Des cabinets, comme celui de la maréchale de La Meilleraye, sont peints à la demande de dames nobles. Publiés en 1649, sous la régence d’Anne d’Autriche, Les Triomphes de Louis le Juste par Jean Valdor louent encore les hauts faits militaires du roi, accompagnés d’une galerie de portraits et devises et des cartes des batailles, mais ils signent la fin progressive de l’héroïsation à l’antique.



Le roi absolu

Après sa prise effective du pouvoir en 1661, Louis XIV choisit ses modèles et construit son image. Le roi est le miroir, il est l’exemple en tout. Au début de son règne, il s’appuie sur la figure du grand conquérant macédonien. Dans les Batailles d’Alexandre peintes par Charles Le Brun, l’assimilation au monarque est évidente. Le traité des Pyrénées (1658) et le mariage du roi avec Marie-Thérèse d’Autriche permettent de clore la guerre contre les Espagnols, mais Louis XIV ne cessera d’être un roi guerrier pendant la majeure partie de son règne, et sera héroïsé en imperator romain, selon la tradition (tableaux, sculptures, almanachs…). C’est cependant en protecteur des arts que le Roi-Soleil choisira d’apparaître dans la propagande monarchique absolutiste, abandonnant aux hommes de guerre (le Grand Condé, Turenne) la dimension militaire.
Lorsque Bossuet prononce l’Oraison funèbre de très haut et très puissant prince Louis de Bourbon, prince de Condé, premier du sang […] dans l’église de Nostre-Dame de Paris le 10e jour de mars 1687, c’est la figure du tout jeune duc d’Enghien, génie précoce et héros de la bataille de Rocroi qui surgit. Incontestablement, et après une vie de combats, Condé est alors un prince admirable, un guerrier exemplaire, tout comme Turenne, mort en 1675 sur le front de la bataille de Salzbach et autre héros du Grand Siècle. Comme le faisait avant lui Baltasar Gracián, auteur espagnol d’El Héroe ("Le Héros"), en 1637, Bossuet rappelle néanmoins que la valeur du héros doit être soumise au divin. Le modèle est déjà et désormais l’honnête homme.
 


Éclipse du héros

La Bruyère peint dans les Caractères le "Héros d'un rang élevé" comme soumis à la contingence de la naissance aristocratique : "Jetez-moi dans les troupes comme un simple soldat, je suis Thersite ; mettez-moi à la tête d'une armée dont j'aie à répondre à toute l'Europe, je suis Achille". Pascal, quant à lui, comme d'autres moralistes, attaque le héros et son égoïsme attaché à la gloire ; il prône l'universalité de l'honnête homme, ennemi de tous les extrêmes. La figure de saint Louis émerge à nouveau, modèle de tous les comportements aristocratiques. Chargé de l'éducation du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, Fénelon écrit pour lui les Aventures de Télémaque, roman éducatif publié à son insu, en 1699 : il ne décrit pas là un héros, mais un prince prudent et mesuré, instruit à la fois par son guide et par l'expérience. Le siècle héroïque n'en finit pas de mourir avec le monarque qui l'a modelé autour de sa personne. Voltaire, qui écrit La Henriade (1728), poème en l'honneur d'Henri IV, travestit sous un masque ironique et érotique l'épopée de la Pucelle d'Orléans (1762) complètement détournée et loin de toute héroïsation.
Son Candide épuise le catalogue des misères humaines, et par lui, le philosophe stigmatise "la boucherie héroïque".
L’article du chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie – "On définit un héros, un homme ferme contre les difficultés, intrépide dans le péril, et très vaillant dans les combats" – montre l’assimilation de l’héroïsme à la vaillance et la perte de la dimension surhumaine. L’émergence du grand homme, comme le souligne Jean-Claude Bonnet, écrase complètement le héros. La forme de l’éloge, remplaçant l’oraison funèbre, tournée vers le passé, devient prédominante à partir du milieu du XVIIIe siècle. L’attaque est plus forte dans l’article "Gloire", où Voltaire pointe la dégradation et la popularisation des héros : "Abandonnée au peuple, la vérité s’altère et s’obscurcit par la tradition ; elle s’y perd dans un déluge de fables. L’héroïque devient absurde en passant de bouche en bouche : d’abord on l’admire comme un prodige ; bientôt on le méprise comme un conte suranné, et l’on finit par l’oublier. La saine postérité ne croit des siècles reculés, que ce qu’il a plu aux écrivains célèbres."
Quant à Rousseau, dans son Discours sur la vertu la plus nécessaire aux Héros (1751), il ne prône le héros qu’en tant qu’il est utile à la société. "Qu’on ne nous dise plus que la palme héroïque n’appartient qu’à la valeur et aux talents militaires. Ce n’est point sur les exploits des grands hommes que leur réputation est mesurée." Et plus loin : "Assigner le premier rang à la valeur dans le caractère héroïque, ce serait donner au bras qui exécute la préférence sur la tête qui projette."
À la fin du XVIIIe siècle, juste avant la Révolution française, on ne parle plus de héros, c’est le triomphe du sentiment. On loue la douceur, l’humanité, les traits de bienfaisance, du roi Louis XVI, en 1784, par exemple, ou de Madame la Dauphine, mais aussi d’inconnus, et sans doute peut-on lire là la prémonition des héros nationaux et de la bascule d’une sélection des personnalités exemplaires, non par la naissance, mais par le mérite.
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