Héros

Le héros antique et la cité

Marc Tourret
 
On trouva le cercueil d’un homme de grande taille avec, à ses côtés, une lance de bronze et une épée. Cimon rapporta ces restes sur sa trière. Les Athéniens, joyeux, l’accueillirent avec des processions magnifiques et des sacrifices : on eût dit que Thésée revenait en personne dans la ville. Il est enterré au milieu de la cité, près de l’actuel gymnase. C’est un lieu d’asile pour les esclaves et pour tous les humbles qui craignent les puissants, car Thésée avait joué le rôle d’un protecteur et d’un défenseur, et avait accueilli avec bienveillance les prières des petites gens.
Plutarque, Vie de Thésée
 
L’épisode que Plutarque consacre au transfert des reliques de Thésée, héros athénien et père mythique du synoecisme (réunion de plusieurs villages en une cité-État), est révélateur des liens étroits que nouent les héros de l’Antiquité avec la communauté civique. Le monument autour duquel s’organise le culte du héros, l’hérôon, se trouve souvent sur l’agora, sacralisant ainsi l’espace public. Le culte du fils d’Égée est relativement tardif à Athènes puisqu’il s’est développé après les guerres médiques du Ve siècle avant J.-C., la cité ayant préféré, auparavant, vénérer des divinités et des héros fondateurs issus d’un passé très lointain, tels Cécrops, mi-homme, mi-serpent, né de la terre et roi légendaire de l’Attique.
D’où viennent ces êtres exceptionnels, encadrés par les divinités célestes et souterraines, qui occupent le sol en des points stratégiques de la cité ? Héros mythologiques (Hésiode), épiques (Homère), historiques, dieux déchus, empereurs divinisés, l’enrichissement est constant et l’ensemble est si hétéroclite que Pierre Vidal-Naquet en parlait comme d’un "étrange bric-à-brac".

Le culte héroïque et l’avènement de la cité en Grèce

En Grèce, ces personnages exceptionnels dessinent une géographie complexe mêlant errance et autochtonie puisqu’ils sont associés tant aux profondeurs du sol (c’est la dimension chtonienne du héros), au territoire de la cité, qu’à la pérégrination : ainsi Héraclès parcourt-il une grande partie du monde tout en le délivrant des monstres et des êtres dangereux, et Thésée accomplit des prouesses civilisatrices similaires. Leurs aventures s’entrecroisent d’ailleurs dans la lutte que les deux héros mènent contre les Amazones, guerrières barbares des confins orientaux et septentrionaux du monde grec. Mais si le héros dorien voyage à l’échelle du bassin méditerranéen, débarrassant les contrées de la barbarie primitive jusqu’à l’extrémité occidentale du monde connu, nous changeons d’échelle avec Thésée, qui parcourt essentiellement la Grèce et la Crète. Son cheminement, de la périphérie vers le centre, est inverse de celui d’Héraclès, qui quitte le Péloponnèse pour explorer les limites du monde, en frôler les marges. Le "goût prononcé pour le monde des héros culmine vers la fin du VIIIe et le début du VIIe siècle, époque où l’on place la rédaction des poèmes homériques…"
En effet, les potiers connaissent bien le cycle troyen comme l’attestent les objets divers retrouvés dans les herôon, mais la naissance des cultes héroïques semble peu liée à la diffusion de ces poèmes, qui mettent en scène des personnages, héros et dieux, dont la dimension est trop universelle pour un culte privilégiant l’ancrage local. Les historiens ont montré comment le culte héroïque est d’abord aristocratique et civique. Il vise la maîtrise d’un territoire par ceux qui ont la charge de le défendre. Les mutations sociales, politiques et militaires de la seconde moitié du VIIIe siècle avant J.-C., la mise en place progressive de la phalange hoplitique, un type de combat groupé, supposent une nouvelle cohésion sociale, organisée par les aristocraties guerrières qui construisent la cité, constituant un pouvoir territorial centralisé, en rupture avec celui des royautés des siècles obscurs. Cette héroïsation d’ancêtres prestigieux, de guerriers locaux, a été analysée comme "la récupération de la mort du prince" par des aristocrates qui honorent la mémoire d’un des leurs pour en faire un élément fédérateur de la cité, tout en condamnant le pouvoir personnel monarchique qu’il incarnait. Cette polarité, entre exaltation et condamnation de la violence individuelle du héros, serait le signe d’une "initiation de l’aristocratie unifiée aux règles de l’isonomie [égalité des droits] guerrière et politique". Ce schéma du personnage qui exerce la violence pour en faire disparaître une plus importante et que la communauté ne tolère que parce qu’elle est nécessaire à la fondation d’une civilisation organisée autour de la loi, est constitutif du rapport ambivalent d’une société à son héros. Émergeant toujours dans une situation de crise, le culte du héros, variable selon les régions, est donc une des composantes essentielles des mutations de la société grecque au VIIIe siècle avant J.-C.
 

Un monde hétéroclite

Protecteurs de la communauté, les héros forment un monde extrêmement divers. Dans une civilisation où la guerre occupe une place importante, les guerriers sont surreprésentés. Ils interviennent dans les batailles, comme "le héros Marathon, qui a donné son nom à la plaine, et Thésée qui surgissait du sol" pour soutenir les Athéniens lors de la célèbre bataille contre les Perses en 490 avant J.-C.
L’héroïsation peut être collective comme en témoignent les oraisons funèbres athéniennes des Ve et IVe siècles avant J.-C., discours annuels civiques prononcés par un orateur qui rend un hommage public, au nom de la cité, aux soldats morts à la guerre. À l’éloge des ancêtres héroïques et de leurs exploits, succède la consolation adressée aux parents des défunts, puis une exhortation incitant les jeunes à faire montre du même courage. Le célèbre discours que Thucydide prête à Périclès en 430 avant J.-C. montre que le héros collectif est un modèle instrumentalisé au service de la célébration des valeurs de la cité athénienne.
Les athlètes peuvent figurer parmi les héros puisque l’agôn (le concours, la compétition, le duel) est une valeur fondamentale qui consacre l’excellence (aristeía). Pour honorer dieux et héros, les Grecs organisent, au moins depuis le VIIIe siècle avant J.-C., des concours dont les vainqueurs sont récompensés par des odes commandées à un poète – Pindare est le plus célèbre –, l’érection d’une statue et, parfois, un culte organisé en l’honneur de l’athlète. Ainsi Hérodote présente-t-il un certain Philippe de Crotone comme "le plus bel homme de son temps" et indique que les habitants de Ségeste, en Sicile, "lui rendirent, pour sa beauté, des honneurs exceptionnels : ils élevèrent sur sa tombe une chapelle héroïque et lui offrirent des sacrifices propitiatoires".
Le héros fédère et définit l’identité de la cité à travers son territoire comme le montre l’héroïsation fréquente des fondateurs de colonies (oïkistes), qui organisent les expéditions et sont "ceux qui font habiter ensemble". La répartition par Clisthène l’Athénien en 508-507 avant J.-C. du corps civique en dix tribus, auxquelles il fait attribuer par la Pythie dix héros éponymes, relève de cette même fonction.
S’il existe des héros malfaisants, la plupart ont une action positive qui se manifeste aussi après leur mort. Puissances guérisseuses, protectrices, il faut, par des sacrifices sanglants ou non sanglants, honorer leurs pouvoirs variés au cours de pratiques rituelles qui semblent proches de celles consacrées aux dieux.



Les critères d’héroïsation changent au cours des siècles. Aristote et Alexandre, qui sont morts quasiment la même année, en 323-322 avant J.-C., ont défini de nouvelles figures de l’excellence. Le philosophe valorise le grand homme, "le magnanime", l’homme de bien au détriment du bouillant héros classique dont il faut purifier la violence.
Alexandre, dont Aristote fut pourtant le précepteur, s’inscrit davantage dans un modèle héroïque homérique. Descendant d’Héraclès et d’Achille, selon Plutarque, le roi de Macédoine se lance à la conquête de l’Asie. La grande nouveauté du personnage est qu’il construit sciemment sa légende de son vivant, grâce aux géographes et aux écrivains qui accompagnent son expédition. "Il n’y pas un personnage qui ait suscité plus d’historiens et de témoignages contradictoires", nous dit Arrien ; c’est le propre des héros ! Pour asseoir son autorité, Alexandre a emprunté à la monarchie perse certains de ses éléments sacrés : à la fin de sa vie fulgurante, il s’est doté d’un statut surhumain, exigeant de tous ses sujets un culte en tant que "dieu invincible". À l’époque hellénistique, l’héroïsation se banalise et les souverains, qui ont assimilé les apports sacrés grecs et orientaux, sont honorés à l’égal des dieux.
 

Historicisation du héros romain

Le héros semble à la fois plus rare et plus répandu à Rome qu’en Grèce. Le terme de héros est entré dans le latin classique avec le sens de demi-dieu pour acquérir rapidement celui d’homme de valeur supérieure, comme chez Cicéron. À la différence des Grecs, les Romains ont, du moins dans un premier temps, accepté plus difficilement l’existence de personnages intermédiaires entre les hommes et les dieux.



Le héros romain présente une caractéristique essentielle : même s’il vient de contrées lointaines (Hercule, Énée), il est fortement historicisé. Rome a fondu et amalgamé des matériaux mythologiques hétéroclites dans ce qui pourrait ressembler à un "melting pot héroïque". Les cultes héroïques s’adressent à des figures humaines comme des bergers, des bouviers (Romulus, Hercule), des chefs d’armée (Énée), des rois (Romulus, Servius Tullius), qui participent et organisent la vie des hommes, les initient à l’humanitas, souvent après avoir grandi à l’écart, dans la nature sauvage Les héros mythiques se métamorphosent en grands hommes de l’histoire romaine. Ainsi, d’Homère à Virgile, la légende d’Énée s’est-elle élaborée sur plusieurs siècles, transformant le personnage de guerrier troyen en "pieux Énée", un "passeur" qui transporte les Pénates de Troie dans le Latium et fonde Lavinium. Les anciens ne pensent aucune rupture entre le temps mythique et le temps historique. Dans l’Énéide, Virgile appelle le fils d’Énée Ascagne ou Iule, car il en fait l’ancêtre de la famille Julia, celle de Jules César, qui prétend ainsi descendre de Vénus. Les grandes figures héroïques de Rome sont autant d’exempla, anecdotes édifiantes qui mettent en scène des personnages célèbres, conservées précieusement dans les archives de chaque gens, famille unie par un même nom et formant un lignage aristocratique. À Rome, le héros devient un citoyen modèle qui participe à un événement historique. Loin des chevauchements de temps et de lieux propres aux héros mythologiques, il est, à l’image de Cincinnatus – qui délaisse seize jours ses labours, le temps de repousser l’ennemi, puis revient cultiver ses champs –, l’homme d’une seule mission et dont la virtus est toute patriotique.
Mais le passage de la République à l’Empire coïncide avec une confiscation de l’héroïsme par le souverain, qui est divinisé après sa mort. Si Romulus, roi des temps légendaires ainsi que Jules César furent admis parmi les dieux, Auguste est, en 14, le premier empereur à bénéficier, de la part du Sénat, d’une consecratio, équivalent latin de l’apothéose. Dire d’un empereur qu’il est divus signifie que le défunt passe de l’humanité à la divinité. Le culte des divi, étendu à la famille de l’empereur, s’est prolongé pendant trois siècles à Rome, occupant une place centrale dans la religion impériale.

Le héros, le sage, le saint

Dans l’Antiquité tardive, les figures de l’excellence se sont recomposées et spécialisées. À côté du héros providentiel qui accomplit un acte extraordinaire, de l’empereur qui change d’univers au moment de sa mort, s’est imposé le personnage du sage païen, précurseur du saint chrétien. Que ses exploits soient physiques ou intellectuels, sa force est spirituelle. Héraclès / Hercule est ainsi devenu, à la fin de l’Antiquité, un symbole des vertus et des exploits physiques associés à la force morale. Sa popularité durable est liée à sa nature polymorphe : animal, homme ou dieu. Celui qui pouvait être en proie à une fureur bestiale est devenu, dans son combat contre le vice, le modèle du sage parfait, un héros de l’ascèse, notamment aux yeux des philosophes stoïciens et cyniques. Dans les premiers siècles du christianisme, les Pères de l’Église repèrent et minimisent les affinités entre Jésus et Hercule : ils sont tous deux fils d’un dieu et d’une mortelle, échappent de peu à la mort lors de leur naissance. Ils combattent le mal, sauvent les hommes et connaissent l’apothéose après des épreuves marquées par la souffrance (la Passion ou la Descente aux enfers).
Mais les miracles ne sont pas des exploits, la concurrence entre le héros, le sage et le saint tourne à l’avantage du dernier. Pour Tertullien, un des premiers Pères de l’Église d’Occident, le christianisme est une sagesse associée à de l’héroïsme et pour Sulpice Sévère, qui rédige une Vie de Martin en 397, le saint acquiert l’immortalité par un accès à la vie éternelle plus que par l’immortalité du souvenir.
La grande rupture intervient donc avec la conception chrétienne de la destinée humaine. Car si pour les Grecs, comme pour les Romains païens, l’au-delà était un monde effrayant et la vie terrestre la seule qui valait, le saint devient un héros qui ne doit pas se contenter de protéger ou de combattre pour la cité terrestre, très secondaire. Il doit être un modèle sur la voie qui conduit à la cité céleste.
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