Paulette Perec évoque les lieux souvenirs de son mari Georges et ses tentatives d'épuiser le réel.
Comme tous les grands arts, l’écriture a d’abord
affaire au temps.
Sans doute même que le rapport au temps est ce qui définit principalement
le récit.
On connaît, de Dostoïevski à Koltès, des récits
qui se développent uniquement pour explorer la densité d’un
instant. Au contraire, si on ajoute les durées assignées à ce
que font, chez Flaubert, ses deux retraités Bouvard et Pécuchet,
on a bien plus que la vie humaine. Un des livres principaux du 20e siècle, Ulysse de
James Joyce, propose que nous lisions en vingt-quatre heures exactement les vingt-quatre
heures d’une journée de son anti-héros, Léopold Bloom.
L’exercice qu’on propose ici a d’abord pour fonction d’établir
une relation serrée entre le temps réel (temps référentiel),
et le temps du récit. A les confronter ainsi l’un l’autre,
on va commencer à les différencier, et conquérir la nécessaire
liberté de les manier différemment.
Mais, ce faisant, en se donnant un chronomètre pour le temps du récit
(relevé minute par minute, sur un temps défini par la séance
d’écriture, de la totalité de nos perceptions du réel),
c’est ce réel qu’on va forcer de se révéler,
passer de la perception profuse à l’écriture, avec une terrible
contrainte : ce qui est écrit, c’est ce qui est vu.
Ceci posé, la consigne sera très simple. Si c’est possible,
on travaille à l’extérieur. On trouvera dans les textes
d’accompagnement des séances réalisées dans des
galeries commerciales. J’ai aussi proposé à une classe
de seconde, autrefois, de partir en binômes dans le quartier environnant,
et de choisir leur poste d’observation, fixe ou mobile. Voir aussi, dans
les textes d’accompagnement, étonnant double texte de deux élèves
(centre d’apprentissage de Pantin) se confrontant depuis le même
poste d’observation (vitrine d’une annexe de la bibliothèque
municipale) à tout ce qui passe dans leur champ de vision, depuis la
rue.
C’est un exercice qui donne aussi des résultats surprenants dans
l’enceinte même d’un établissement scolaire : on
garde le principe d’un relevé minute par minute, mais on donne aux élèves
le droit de circuler librement dans couloirs, cantine, administration, salle
des profs. L’exercice va multiplier les perceptions, éclats de voix,
coulisses de l’établissements, géographie des lieux.
Mais là, il s’agit de la ville, alors à nous plutôt
d’organiser l’accompagnement pour que le travail en extérieur
soit possible.
Le texte déclencheur est de Valère Novarina. Il y a d’autres
exemples (la célèbre Tentative d’épuisement d’un
lieu parisien de Georges Perec, application à la place Saint-Sulpice
d’un des exercices proposés dans Espèces d’espaces).
Mais le texte de Valère Novarina tout d’abord inclut dans le texte
son propre principe, y compris le mot ville : « Relevé vu
et lu : ville de Paris, 8 heures 19… » Mais, surtout, le texte
de Novarina ne se contraint pas au réel, comme le fait Georges
Perec, il tente de laisser au réel sa capacité de surprise, son
immédiateté de présence, en déformant la langue pour
qu’elle se saisisse d’abord de cette surprise, ou de cette présence : « 8
heures 32 : un homme s’apportant trois poulets à lui-même.
8 heures 47 : une camionnette tuba, avec une vitre en transparence. 8 heures
53 : un cycliste pas pressé d’apparaître. » À le
lire à voix haute pour les participants, il y a d’abord un effet
de surprise, souvent des rires, mais très vite, ce qui est manifeste,
c’est l’infini respect de la langue devant les choses les plus ordinaires,
et que la langue doit chercher des effets extraordinaires, mais justement pour
capter ces choses simples.
En partant de Novarina, on élargit subrepticement les frontières
de la langue, on déculpabilise les participants quant à la difficulté,
pour la langue, de saisir le concret. On fait accepter d’emblée
que l’exercice comporte forcément une part ludique (voir comment,
dans Novarina, un homme qui se regarde dans une vitrine place l’écriture
elle aussi en reflet, et le détournement des slogans publicitaires et
graffiti).
C’est l’accumulation ensuite des différents textes qui sera
révélatrice : ce qu’on nomme « réel » n’est
pas unique ni absolu, il est la somme de perceptions chacune partielles ou contradictoires.
Ainsi, souvenir d’une jeune enseignante, retour de l’exercice : « J’ai
complètement raté, je n’ai rien trouvé… – Mais
c’est quoi, là, le texte ? – Rien du tout. Comme
je n’y arrivais pas, j’ai juste noté les mots sur les sacs
de plastique… » Et ce relevé de marques et slogans devenait
un incroyable témoignage des pratiques de consommation…
Ainsi, encore, ce souvenir d’un élève de quatrième écrivant
face à une caisse de supermarché : « Le vigile
vient vers moi. Le vigile me demande : – Vous écrivez quoi,
là ? Je réponds au vigile : – J’écris :
Le vigile vient vers moi… »
Le premier à avoir établi cette technique, c’est l’immense
inventeur qu’est Raymond Roussel. Surpris lui-même de ce que l’écriture
décèle alors du réel, et symétriquement doit changer
d’elle-même pour capter ces surgissements, cette diversité,
il multipliera trois fois l’exercice : sur un boulevard parisien,
au bord de la mer à Deauville et promenade des Anglais à Nice.
Il rassemble ces trois textes dans La Vue.
Double enjeu donc, dans l’exacerbation de l’écriture,
qui doit se plier à l’arbitraire de ce qui surgit, et dans la
notation complexe du réel.
Les textes rapportés par les participants incluent leur décompte
temporel. Pour la lecture de fin de séance, on peut proposer une lecture
collective, l’animateur donnant les tops, « 14h40… » et
chacun des participants donnant ou pas ce qu’il a relevé à cet
instant. Pour les lectures individuelles et la mise en ligne, on peut bien sûr
se dispenser de ces « tops » chronologiques, selon qu’ils
sont nécessaires ou pas au texte.
C’est un exercice très dense, et le temps de « retour » et
partage, via la lecture à voix haute, est d’autant plus important
qu’il fonctionnera comme révélation du réel, ou même
critique du réel. Si on a prévu une séance de deux heures,
on peut donc diviser en 20 minutes de présentation, 40 minutes pour
l’exercice lui-même, et 40 minutes minimum de lecture, en prévoyant
marge pour dispersion et rassemblement du groupe.
Bien insister, en amont, sur le fait que chacun ait à prévoir d’avance
sa posture : dans l’exemple ci-dessous, étudiants en urbanisme
dans une galerie commerciale de la périphérie de Tours, un étudiant
s’est attaché aux pas d’un couple de passants, une autre s’est
assise sur un banc et n’en a plus bougé, etc.
Bien insister sur le fait que le sujet écrivant fait partie de l’expérience :
si on ne « relève » rien, on a le droit d’écrire « 14h54,
rien », et que les signes écrits, les notices, les éclats
de voix font partie du réel à écrire.
Hors de question de faire cet exercice sans appui réel :
si on ne peut pas sortir de la salle, on traitera de ce qu’on aperçoit
par les fenêtres. Si on ne peut pas sortir du collège ou du lycée,
on ira dans les couloirs, les cours, et toutes les salles et couloirs accessibles.
Si on peut sortir, choix préalable du « terrain d’expérimentation :
rues proches, une galerie commerçante, ou tout lieu public envisageable
(gare, tribunal, mairie).