Née à New-York en 1943, Leslie Kaplan a été élevée à Paris où elle vit. Son principe d’écriture est fondé sur une approche en mouvement, un croisement, un passage.
La ville est trop grande pour en avoir une vue globale, comme on le pouvait d'un village. Chacun est dépositaire d'une fraction de sa réalité. Nous la percevons en mouvement : chacun, en se déplaçant, en saisit un fragment. Dans nos trajets les plus habituels, on reconnaît ce qui est à sa place, on a nos repères, la ville ne change pas si vite. Mais justement, parce qu'il s'agit d'un trajet habituel, ce fragment arbitraire nous permet de faire franchir une barrière à l'écriture : elle va pouvoir dire l'état ordinaire de la ville. Sa présence, sa magie, ses dangers, mais surtout son visage, au jour le jour, loin des événements exceptionnels. Et c'est peut-être là qu'elle est le plus un défi à l'écriture.
Chacun choisit un trajet fait 100 fois, 1000 fois. Cela peut être un trajet
très court, de chez soi, une fois qu'on a fermé la porte (ne jamais commencer
le texte à l'intérieur !) jusqu'à l'arrêt de bus. Ou bien le trajet de chez
soi au collège ou au lycée, au travail.
À nous aussi de le choisir dans le présent ou le passé, proche ou lointain. De
chez soi à l'école maternelle, quand on avait cet âge, quel souvenir ? Ou bien,
telle période de sa vie où on habitait telle adresse, dans telle ville, si le
trajet habituel était celui-ci, qu'est-ce qu'il en reste ?
Mais on peut faire l'exercice au présent. Dans tel ou tel trajet quotidien, tout
petit fragment de ville si souvent parcouru.
La technique ? Décomposer.
Prendre seulement une
série de diapositives. Suggérer même aux participants l’analogie
visuelle : on en ferait six photographies, de ce trajet minuscule, ce serait
lesquelles ?
On va donc introduire un paradoxe : le texte rend compte d’un mouvement,
le narrateur part d’un point A pour aller à un point B. Mais on
ne va écrire que des vues fixes.
Il n’y aura pas de « après », de « puis »,
ni même, probablement, de « à droite » et « à gauche ».
Juste ces images arrêtées.
Double enjeu : quand on lira le texte, en fin de séance, l’impression
de mouvement sera d’autant plus grande qu’on passera sans transition
d’une image à l’autre. On aura repris le principe, inventé par
Blaise Cendrars dans Prose du Transsibérien, de « narration
ambulatoire », chaque vers correspondant à ce qui est vu à cet
instant (quitte à ce que le monde, les poteaux télégraphiques,
le bruit du train, se déforme…).
Second enjeu : comme il n’y a pas de transition, c’est l’image
elle-même qui organise le fragment qui la concerne.
Balzac commence toujours ses romans par une description des lieux, via un narrateur
qui lui ressemble, passant de pièce en pièce et disant ce qu’il
y a dans son champ visuel. Dans les villes des Illuminations de
Rimbaud,
une phrase tout entière penchée sur une flaque, dans une ornière,
va être suivie d’une phrase montrant l’horizon de la ville
au couchant. Avec ce principe de décomposition, on aura des choses minuscules
vues en gros plan, et des perspectives plus larges.
On aura appréhendé un autre principe : l’illusion du continu, dans un récit, on y atteint par le mouvement qu’on installe d’une image discontinue à la suivante. Donc plusieurs étapes :
Choisir
le trajet qui va servir de source.
Le décomposer précisément en six (ou cinq, ou huit) images précises, séparées, tout au long du chemin.
Et, parce qu'on aura suffisamment décomposé en éléments simples, laisser la langue venir au plus près de ce qu'on visualise, sans se préoccuper de qu'il y a avant, ni ce qu'il y a après.
C’est un exercice formidable, outre l’effet de présence qu’il va donner au quotidien, et faire surgir dans le texte tout un ensemble de signes sinon invisibles, parce que le fait de l’avoir fait tant et tant de fois va gommer les événements qui ne se sont produits qu’une fois, et faire passer au devant, au contraire, les variations plus lentes – les saisons, notamment.