ecrire la ville
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Né en 1983, Arnaud Maïsetti a publié au Seuil son premier roman, Où que je sois encore... (2008), errance le temps d'une nuit sur la ville et ses récits. Il poursuit cette démarche, articulation langue et trajectoire urbaine, sur internet avec travail photographique, via un journal en ligne, un site collectif d'expérimentation et de critique, et des fictions d'anticipation.

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Pas besoin d’avoir fréquenté quelqu’un longtemps pour savoir que cela compte. Mais comment faire exister un personnage, le rendre présent ? Réponse par l’utilisation du fragment, et d’un dialogue où seul le personnage parle.

La ville, c’est d’abord coexister, croiser, rencontrer, accueillir.
Mais comment parler de l’autre ? Comment signifier par le langage ce que l’autre nous apporte, nous apprend, en quoi il nous bouscule, ce qu’en nous il déplace ?
L’autre, celui qu’on rencontre, c’est d’abord la parole. Quand bien même on aura échangé très peu : l’autre c’est une voix, et la rencontre une voix qui nous aura rejoints.
Ce qu’il y a de surprenant dans le livre de Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, qui raconte leur quatre rencontres, datées, sur neuf ans qui séparent la première de la dernière, c’est qu’on entendra jamais Charles Juliet parler.
C’est un coup d’état dissymétrique : le récit rend compte de la rencontre de deux personnes, mais va ignorer (ou laisser dans l’ombre, via le discours indirect) celui qui tient le récit, pour mieux laisser venir en avant l’autre, celui qui est l’objet de la rencontre.
Cela tient aux conditions particulières de ce livre mince (70 pages) : les deux hommes sont réputés chacun pour être des taiseux, des hommes pour lesquels compte d’abord le silence. C’est aussi pour la différence de situation : dans la première rencontre, un jeune étudiant lyonnais, qui n’a encore jamais publié, vient demander conseil à un écrivain immense, reconnu par ses pairs, mais n’ayant pas de célébrité publique. Dans la dernière rencontre, le narrateur aura lui aussi écrit des livres, mais son interlocuteur, devenu prix Nobel, sera mondialement connu.
Enfin, il y a au milieu de la rencontre une troisième énigme : chacun des deux se confronte à l’écriture, œuvre déjà constituée pour l’un, œuvre à venir pour l’autre.
Ajoutons que Charles Juliet tient un journal : les différents tomes de ce journal, tenu depuis des décennies, c’est son avancée dans son travail d’écrivain. Les rencontres avec Beckett en font initialement partie, mais par discrétion il retire ces pages de la partie publiée de son Journal. Dix ans après la mort de Beckett, il les rassemble. La confrontation des quatre rencontres n’était pas prévue au départ.
Voilà pour la piste. On n’a pas besoin d’avoir rencontré des milliers de fois la personne dont on va faire l’objet du texte. On n’a pas besoin que se soient échangées des milliers de paroles.

Ce dont on a besoin, c’est de l’énigme, de la singularité (ne pas se laisser prendre au piège de la « rencontre avec l’homme célèbre », au contraire, ce texte sera bien plus merveilleux avec les humbles, ceux qui nous ont fait rêver, ceux qui nous ont permis un franchissement de nous-même). Chacun on sait bien quels personnages ont compté pour cela.
Mais l’aide de Charles Juliet va bien au-delà de ce principe narratif. De Samuel Beckett, toutes les paroles prononcées sont inscrites, rapportées. Même s’il s’agit de paroles ordinaires, de paroles banales, ou de politesses. Au contraire, s’il s’agit de développements, il reviendra au style indirect : le récit se charge des informations. Mais la voix donne un rythme, une présence, une musique : les paroles banales suffisent, ce sont elles qui définissent comment se comporte la personne devant nous. C’est cette musique qu’il faut capter, et c’est difficile.

Et pour le reste ? Mais tout compte. Le lieu. Là où on est assis, la table, la « moleskine des banquettes, l’éclairage (voir, dans les extraits, comment Paul Morand, alors jeune poète inconnu, bâtit sa rencontre avec Marcel Proust : le chemin dans l’obscurité de la chambre, là aussi les paroles les plus banales pour donner la couleur, les odeurs, les détails). Chaque phrase est comme un élément de la mosaïque : les vêtements. Mais aussi la façon de se tenir. Ou bien un détail du visage et de la main.
Comme le temps, c’est celui de la rencontre, ses attentes, ses durées, ses vides, chaque éléments peut rester indépendant de ceux qui l’entourent. On avance en accumulant des notes, chaque détail inscrit en appelle un autre.
Et il s’agit bien de détail : chaque instant, chaque microseconde de la rencontre va devenir un élément du texte. Que regardions-nous ? À quoi avons-nous fait attention ? Qu’avons-nous cherché à voir, à entendre, à regarder, à savoir ?
On fera bien attention à ces paroles, même rares, même banales : ne pas forcément respecter la chronologie. Par montage, les disperser sur la totalité du texte narratif, commencer par une de ces paroles entendues du personnage.
Alors, oui, chaque groupe fera surgir de la ville, qui nous rassemble, tous anonymes, tous pris dans l’immense brassage collectif, autant de singularités qu’il y aura de textes écrits…
À noter que le même principe de travail peut s’appliquer aussi à une rencontre pour nous fréquente, régulière, installant les mêmes rituels : le copain qu’on retrouve toutes les semaines, l’artisan qu’on connaît depuis longtemps, ou l’errant, celui qu’on croise au coin de la rue…