Adrien Tournachon : Autoportrait au chapeau de paille, 1854-1855
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Description d’image
Adrien – jeune frère de Félix « Nadar » – a 30 ans quand il fait cet autoportrait de profil. Demi-dyptique ou séquence d’une série perdue, cet autoportrait conserve son mystère.
Adrien porte un couvre-chef en paille très large, d’un style peu commun : est-ce un chapeau traditionnel paysan ? D’inspiration asiatique ? Tout du moins, il est très éloigné du canotier, ou du haut de forme à la mode en ce second empire effervescent.
Ce chapeau lui dissimule la moitié du visage, jusque sous le nez. Il est attaché par un lacet sous le menton. Adrien revêt une blouse en coton foncé, que laisse dépasser un juste-au-corps blanc sur le poignet droit. Il n’est pas question d’habit noir, de veste à coupe large, cravate blanche cachant le col de la chemise, de gilet boutonné, de petit manteau à larges manches, ou redingote courte… Adrien fait le choix de revêtir un habit d’artiste.
Sa vocation pour la peinture, on le sait, a été précoce et durable. Quand il arrive à Paris à l’âge de 16 ans, pris en charge par son frère, il poursuit ses cours de dessin commencés à Lyon. En 1848, il entre aux Beaux-arts dans l’atelier du portraitiste et peintre d’histoire, Picot. Il devient petit à petit le peintre de la famille, et après quelques commandes, finit par acquérir une petite renommée.
Il se présente ici en peintre dont les yeux sont à peine visibles ; sa main droite soutient son menton. Sa joue exposée à la lumière laisse apparaitre une barbe naissante. Sur le mur du fond, à droite, son ombre portée surgit, en douceur.
Protocole photographique
Fin 1853, Félix fait donner à Adrien des leçons de photographie. C’est
Gustave Le Gray (1820-1884) qui est son professeur. Il est sans aucun doute, un des plus grands photographes de son temps. Le Gray lui enseigne l’art du portrait et l’utilisation des effets de lumière grâce à la sensibilité des nouvelles plaques négatives au collodion. Ces dernières furent mises au point en 1850 par Le Gray lui-même. Bien que les plaques soient lourdes et fragiles, elles permettent une plus grande netteté de l'image et une plus grande rapidité d’exécution.
Le choix de la prise de vue est clair : l’objectif de la chambre photographique est à hauteur d’œil, en plan rapproché. Le cadrage est vertical apportant sensibilité et intériorité au portrait. L’œil le balaie de haut en bas, accordant cependant tout son intérêt au centre de l’image, au visage d’Adrien.
Point encore de lumière électrique pour éclairer Adrien, mais une lumière naturelle – peut-être extérieure – avec laquelle il aime jouer afin de créer un jeu d’ombres.
La première zone d’ombre – qui pourrait être qualifiée de dure – se situe en-dessous de son chapeau et dissimule son visage. La seconde zone d’ombre, plus douce, envahit le fond clair derrière lui. La troisième zone d’obscurité est en bas de l’image. Elle pourrait déséquilibrer la composition, mais la zone de lumière – celle de la main, de la joue et de l’épaule – attire le regard, lequel peut s’arrêter enfin. Le tirage sur papier ciré, quant à lui, propose des tonalités denses et des teintes contrastées jouant sur le clair-obscur. Il rend possible les équilibres élégants de la photographie.
Intention et dispositif
L’autoportrait traduit la volonté de trouver une interprétation visuelle du « connais-toi toi-même » socratique, ou tout du moins un souci de se représenter soi, en une certaine vérité de l’instant. En se photographiant, Adrien créé une image qui s’accorde avec ce qu’il veut montrer : un artiste rêveur, pensif, tout en intériorité. La lumière joue ici un rôle essentiel, nous l’avons dit. Provenant de la partie gauche, elle créé une ombre portée sur le mur. Et cette ombre interroge. Elle est comme un double du corps et de la tête de profil d’Adrien, laquelle est partiellement cachée. Une ombre qui répond à une autre ombre, un effet de miroir... une mise en abyme limitée, qui interroge l’être complexe de l’artiste qui travaille encore – à ce moment là – avec son frère Félix. Un calme avant la tempête judiciaire qui les opposera autour du pseudonyme Nadar.
Cette ombre portée participe de l'invisible, rendue visible par la magie de la photographie. Elle est une absence, indispensable, qui nous renseigne sur ce que nous ne pouvons toucher : le corps d’Adrien. L'ombre a besoin de la matière, pour s'y projeter.
Adrien ne regarde pas le spectateur. Il fait le choix de la non confrontation, tout concentré qu’il est sur lui-même. Ses yeux, dissimulés, que l’on devine plus que l’on distingue, sont dirigés vers la droite, en un regard bloqué par le chapeau de paille. Le regard du spectateur est brutalement stoppé par l’absence de perspective de celui d’Adrien.
Analyse et interprétation
Il y a du visible et de l’invisible dans ce corps, dans cette tête portant un grand chapeau de paille. Il y a une présence sensible ainsi qu’une absence tout aussi palpable, rendues possibles par la lumière chaude, directe, qui enveloppe Adrien. Car la lumière ne le heurte pas, ne s’oppose pas à lui. Elle le couvre, l’habille tout en le masquant avec égard.
Devenu modèle, sujet de sa propre expérience photographique, il se dévoile dans une rêverie tout en décontraction. Sa main posée sur le menton rajoute un côté méditatif à la pose. Tout en relâchement, en rondeur, désarmant dans sa désinvolture, il devient très séduisant par les questions qu’il suscite.
Un sentiment contradictoire peut traverser un instant celui qui regarde : Adrien se cache, tout en se laissant subrepticement voir. Position inconfortable du spectateur, mais aussi, sentiment positif puisqu’il est invité à partager un moment suspendu. Le spectateur ne ressent néanmoins aucune malice de la part d’Adrien mais un choix tranquille et assumé, un calme serein. Il invite tranquillement à l’observer tout en gardant ses distances. C’est un accord implicite entre celui qui regarde et celui qui est regardé et celui, bien sûr, qui photographie.
Ce magnifique portrait tout en nuances, où rien n’est laissé au hasard, fait entrer Adrien Tournachon dans le cercle des grands photographes de son temps. Après le procès (1856-1857) qui opposera les deux frères pour l’utilisation du pseudonyme Nadar, (Felix gagne l’exclusivité de cette utilisation), Adrien va poursuivre encore quelques années sa carrière de photographe.
L’ironie tragique de son histoire voudra que les œuvres réalisées pendant sa période de collaboration avec Félix (fin aout 1854 et mi-janvier 1855), seront attribuées à ce dernier. Dans les années 2010, le travail du collectionneur et expert Marc Pagneux, a permis de réattribuer les œuvres d’Adrien à son propriétaire. C’est le cas de cet autoportrait : Adrien Tournachon par lui-même, définitivement.