Paul Nadar : Autoportrait instantané, 1890
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Description d’image
Cet autoportrait appartient à une série de neuf épreuves photographiques sur support cartonné d’après un négatif rond Kodak. Il a été fait en 1890. Il est au format carte : 13 sur 11 cm. Paul Nadar y apparaît très élégant. Haut de forme dans l’ombre, redingote en laine épaisse, pipe à la bouche, moustache malicieuse. Ses deux mains sont refermées sur son torse, l’une au dessus de l’autre comme s’il faisait son nœud de cravate. Il est cependant plus probable qu’il dissimule, dans sa main gauche fermée, un déclencheur souple. Mais aucune certitude ne nous est offerte. Une sacoche en cuir fermée est posée devant lui. Sur la droite, une fenêtre apporte la seule source de lumière. Elle est le seul indice qui nous permet d’induire que Paul se trouve dans un train. Le côté droit de Paul est éclairé et la partie gauche est presque dans l’obscurité.
Dans cette série de neuf épreuves, on le voit sept fois : on l’aperçoit à une table de restaurant en train de couper un morceau de viande. Il boit au restaurant, il rame sur une barque, se promène dans une voiture à cheval, boit encore auprès d’une chambre photographique… Tout un petit théâtre qui donne à voir des saynètes de la vie quotidienne, témoins d’instants de vie qu’il met en scène pour l’appareil photographique, enfin capable de capter le mouvement ! Des clins d’œil sans prétention, voire amusants réalisés grâce à la technologie américaine Kodak, dont Paul Nadar est le représentant principal en France.
Protocole photographique
Depuis ses débuts, la pratique de la photographie est réservée à des professionnels, ou à des amateurs éclairés qui ne redoutent ni les émanations nocives des produits chimiques ni les longues heures passées dans les laboratoires.
Le négatif sur plaque de verre au gélatino-bromure d’argent, découvert par Richard Leach Maddox, va révolutionner la photographie dans les années 1880. Il s’agit d’un procédé « sec » : contrairement au collodion humide, les plaques sont préparées longtemps avant la prise de vue ce qui évite au photographe d’avoir à utiliser tout un attirail de fioles et d’accessoires encombrants. Grâce à ces plaques plus sensibles à la lumière, les images peuvent être captées en une fraction de seconde. Les portraits apparaissent plus spontanés et peuvent être pris en plein mouvement. Et le photographe a enfin la liberté de sortir de son atelier.
Paul Nadar, toujours à la pointe des nouveaux procédés, va l’utiliser, se vantant même d’avoir fait, dès 1882, les premières photos à bord d’un train à grande vitesse.
En 1884, la société américaine Eastman Kodak (du nom de George Eastman, son fondateur), va remplacer le support de verre par des rouleaux de cellulose de 70 mm de large, enduits sur une face d'une émulsion photosensible et contenus dans un châssis-rouleau adaptable à tout type de chambre. C’est un négatif Kodak de ce genre que Paul utilise dans cet autoportrait et qu’il va promouvoir comme un moyen de démocratiser la photographie. Un art pour tous, à la portée de tous !
Intention et dispositif
À la tête du studio Nadar au moment de la Commune, Paul sent arriver la concurrence des pratiques amateurs. Il ne reste pas passif et investit dans les marchés innovants. Il accompagne très activement tous les perfectionnements techniques liés à la photographie, lesquels préparent aussi l’arrivée du cinéma, du photojournalisme et de la photographie de masse. Le portrait et l’autoportrait, jusque là théâtres d’une prise de vue très soignée réalisée dans l’univers clos de l’atelier, deviennent plus faciles, plus accessibles avec la nouvelle pellicule Kodak. Ils sont plus rapides à faire car la réduction du temps de pose est considérable.
Paul a souvent vu son père et son oncle Adrien, exécuter des portraits. Chacun réclamait une exposition de longues minutes, donnant naissance à des images d’une grande intensité, d’une présence rare, révélant même parfois, au-delà de l’apparence, une partie de l'être de ceux qui étaient photographiés. Cet autoportrait est réalisé avec une autre technique, loin du négatif au collodion humide. Et il ne ressemble en rien à ceux de son père.
Paul s’est enregistré sur une surface plane, où les ombres et les lumières, mises sur un pied d’égalité découvrent son corps habillé ainsi que le lieu où il se trouve. On ne voit presque rien du cadre. Seule la fenêtre est présente, indice précieux du lieu où il se trouve. Si l’objectif était de montrer un homme assis dans un train en mouvement, l'incapacité de l’image à représenter la cadence (laquelle pour Victor Hugo, est « magnifique » et « inouïe ») est réelle. Ce qu’on voit est en contradiction avec ce qu’on sait, devine. Il y a un échec du lien entre le réel et le matériel de l’image. Toutes les épreuves de cette série, montrent Paul en action. Mais tout apparaît figé. Seuls les décors changent et apparaissent dans leur diversité. C’est la raison qui induit le mouvement. Ce n’est pas l’image qui le traduit.
Analyse et interprétation
Qu’en est-il de cette photographie instantanée à laquelle Paul Nadar se heurte, comme une étape nécessaire à l’évolution de son medium ? Peut-elle être réduite à une simple technique ? À une simple liberté donnée au photographe de s’offrir au monde tel qu’il est, tel qu’il apparaît ? La réponse est non, puisque la variation de la durée d’exposition dépend de la quasi-totalité des conditions de la production de l’image (jusqu’au développement inclus).
Si on oublie la technique un instant, facteur essentiel de l’image photographique, cet autoportrait s’affirme surtout comme une invitation au voyage de la pensée : il part de ce qu’on voit, – Paul Nadar, la fenêtre, les ombres et les clartés – s’arrête à ce qu’on devine – le mouvement intérieur de l’appareil, le mouvement du train – et s’achève par une rencontre entre celui qui regarde et celui qui est regardé. L’image se conclut par une invitation à partager un instant suspendu, goguenard et bienveillant. Il y a de l’entente complice, une proximité légère, un clin d’œil. Et seule la représentation de Paul Nadar telle qu’il nous l’offre, permet ce contact sans coïncidence.