Champ d’honneur ou champs d’horreur ?
Les mutations de la culture héroïque autour de la Première
Guerre mondiale
Marc Tourret
Ce qu’Achille n’avait pu faire du corps d’Hector, à savoir
l’outrager pour priver son ennemi de la belle mort, les armes de destruction
massive l’ont réalisé à une échelle sans
précédent dans les tranchées boueuses de la Première
Guerre mondiale. En France, la Grande Guerre a mobilisé toute la nation,
tué un million quatre cent mille personnes et fait près de
trois millions de blessés. Rares sont les familles qui ne sont pas
touchées par la perte d’un des leurs. Souvent présentés
comme des héros dans la première moitié du XXe siècle,
les poilus apparaissent davantage aujourd’hui comme des victimes contraintes
ou consentantes de cet immense sacrifice. La Première Guerre mondiale
a provoqué un tournant majeur dans le rapport entre héroïsme
et victimisation. Les sensibilités collectives, les représentations,
les institutions portent la trace de cette mutation qui, avec des intermittences
au XXe siècle, a disqualifié le héros
pour sacraliser la victime.
Des travaux historiques toujours plus nombreux ont montré comment
les représentations du combattant avaient changé entre 1914
et 1918, notamment dans les reportages illustrés et photographiques.
Mise en place au XVIIe siècle, la scénographie épique
traditionnelle est visible dans la gravure ou la peinture de bataille. La
composition était hiérarchisée, centrée sur le
chef, et la vision, souvent en perspective cavalière, associait panoramique
d’ensemble et focalisation sur des combats singuliers. Avec l’avènement
de la photographie comme discours autonome dans le reportage de guerre, la
violence, l’émotion humanisent le regard en faisant émerger
la souffrance et la perte. Le cadrage souvent serré ne permet guère
d’avoir une vision d’ensemble, les scènes de combat très
dangereuses à photographier avec des appareils encore lourds et aux
vitesses lentes sont rares à l’inverse des vues de repos, d’attente,
de prisonniers, de blessés ou de cadavres qui déshéroïsent
les combats par leur simplicité pathétique.
L'esthétique héroïque des poilus
L’analyse des postures des combattants dans les dessins et aquarelles
reproduits dans L’Illustration entre 1914 et 1918 témoigne
de cette même évolution. L’esthétique héroïque
peu réaliste des offensives menées glorieusement en 1914
laisse place à des représentations plus populaires, de poilus
endurcis puis de martyrs de la patrie moins guerriers mais plus humains.
Abandonnant la posture verticale, les héros deviennent des victimes
horizontales couchées, rampantes, enterrées dans les tranchées.
L’étude de la statuaire en France au début du XXe siècle
aboutit aux mêmes conclusions. La "statuomanie" des grands
hommes et des héros qui caractérisait les premières
décennies de la IIIe République a disparu pour laisser place,
au lendemain du conflit, à l’érection de monuments
aux morts. Les figures héroïques traditionnelles sont devenues
anachroniques, voire indécentes. La grande analyse des monuments
aux morts menée par l’historien Antoine Prost a montré que
la plupart d’entre eux étaient de simples stèles énumérant,
dans un ordre alphabétique égalitaire, le nom des morts et
que les statues de poilus résignés étaient plus nombreuses
que celles de soldats aux postures glorieuses. Le souci de reconnaissance
de l’identité individuelle accompagne comme un exorcisme les
massacres de masse du XXe siècle. La nécessité d’échapper à l’anonymat,
pour accéder à une forme d’immortalité mémorielle,
ne peut plus emprunter le chemin élitiste et aristocratique de l’héroïsme
traditionnel. Dans ce conflit terrible, les corps avalés par la
terre et disloqués par la violence des armes furent souvent impossibles à identifier
mais les veuves et les mères voulaient savoir ce qu’étaient
devenus leurs fils ou leurs époux disparus. Si les morts "dormant
au champ d’honneur" furent héroïsés pendant
et après la guerre, le deuil de masse a favorisé une idéologie
pacifiste et donc un autre regard sur cette hécatombe.
La victime, nouvel héroïsme
C’est la victime, souvent appelée "martyr" à l’époque,
qui devient le nouveau héros humble, démocratique, mais dont
la souffrance a été subie. Au cours du XXe siècle, la
perception de la guerre a aussi changé d’échelle accompagnant
ce passage de l’héroïsme à la victimisation. La
France victorieuse défile sous l’Arc de Triomphe le 14 juillet
1919 mais aujourd’hui la Grande Guerre est considérée
par les Européens comme une défaite pour le continent et l’humanité.
C’était déjà le point de vue de certains écrivains
pacifistes de la génération du feu.
L’ambiguïté qui continue d’entourer ces notions de
héros et de victime est révélatrice de la place paradoxale
de l’individu à l’ère des masses, à la fois
valorisé et nié car identique à l’autre. Le 10 novembre 1920, à Verdun,
un soldat fut choisi pour tirer au sort parmi huit cercueils celui qui devait être
inhumé sous l’Arc
de Triomphe. Cette décision prise à la fin de la guerre d’honorer
les restes d’un des soldats non identifiés morts au champ d’honneur,
montre la volonté de la République de prendre en compte un
deuil collectif. Le culte est à la fois patriotique et funéraire.
Anonyme, ce corps est celui dont toutes les familles qui suivent la manifestation
pleurent la perte. Plutarque nous rappelle que sous l’Antiquité,
certains héros étaient des fantômes, des noms sans corps,
le Soldat inconnu lui, est un corps sans nom, à l’image des
ossuaires qui entassent les restes de combattants non identifiés.
Le héros glisse vers l’anonymat quand la victime accède
progressivement à l’identité. Il faut toute la barbarie
du XXe siècle, inaugurée avec la Grande
Guerre, pour que s’opère
cette substitution de sacralisation comme en témoignent aujourd’hui,
dans les lycées ou sur les murs des grandes villes, des plaques récentes
portant les noms d’enfants et d’adolescents déportés
pendant la Seconde Guerre mondiale et qui s’ajoutent à celles,
anciennes et parfois oubliées, honorant la mémoire de résistants
ou de soldats de la Grande Guerre.