Dans la mémoire des Français, Jean Moulin incarne
le héros par excellence de la Résistance intérieure.
S’il n’occupe qu’une place modeste dans les premiers hommages
et écrits sur la Résistance, en 1964, il prend valeur d’exemplarité par
sa panthéonisation. Pourquoi ce choix, quels en sont les critères
? Il fallait une personnalité précocement engagée, ayant
joué un rôle éminent dans la Résistance intérieure
et entretenu de bonnes relations avec la France libre et son chef, devenu
président de la Cinquième République, un résistant
qui n’ait pas participé aux querelles de l’après-Libération,
un résistant mort en martyr. Seul le préfet Jean Moulin satisfait à ces
conditions. Fidèle serviteur du chef de la France libre, auréolé du
prestige d’unificateur de la Résistance, estimé par la
gauche depuis son passage au cabinet de Pierre Cot sous le Front populaire,
il est mort sous la torture sans avoir parlé. L’initiative de
promouvoir Jean Moulin revient, au printemps 1963, aux résistants
de l’Hérault.
Relayée par la gauche, elle est récupérée par
les gaullistes, et en premier lieu André Malraux, ministre d’État,
chargé des Affaires culturelles et ancien résistant. Acceptée
par de Gaulle, la proposition rencontre un consensus général.
Les deux journées de cérémonie, 18 et 19 novembre 1964,
connaissent leur apothéose avec le discours d’André Malraux
et l’entrée de l’urne funéraire de Jean Moulin
au Panthéon. La forte émotion soulevée par le discours
de Malraux joue un rôle essentiel dans la construction du mythe Jean
Moulin, héros des deux résistances, serviteur de l’État-France
libre et préfet-citoyen, avocat de ceux d’en bas, mort en martyr
clandestin. Pour Pierre Laborie : "Les incantations tragiques d’André Malraux
ont porté la Résistance et le destin de Jean Moulin à la
dimension intemporelle de l’épopée, les deux confondus
dans une seule et même idée, dans l’image et le mythe
d’une France identifiée à la “pauvre face informe” d’un
visage supplicié." Le discours transcende tous les clivages idéologiques
comme le souligne Pierre Laborie citant le cas d’Olivier Rolin, ancien
maoïste et membre de la Nouvelle Résistance populaire qui, dans
son roman
Tigre en papier (2002), se souvient avoir pleuré en écoutant
Malraux ce jour-là et ajoute : "Je tiens à dire que j’ai
toujours la gorge nouée de nouveau à chaque fois que j’entends
ce discours, ou même que je le lis." Que d’aucuns puissent
trouver dans le discours, et chez l’orateur, plus de grandiloquence
que de grandeur, il n’en demeure pas moins qu’au début
de 2007, la
séquence vidéo de cette cérémonie demeure l’une des plus téléchargées du site internet
de l’Institut national de l’audiovisuel.
Une figure fédératrice
Si le choix de Jean Moulin ne fait pas problème, on peut s’interroger
sur le moment auquel il intervient. Pourquoi en 1964 ? En quelles circonstances
? Un pouvoir gaulliste qui, après les meurtrissures de la guerre d’Algérie
et l’affrontement conflictuel du référendum sur l’élection
du président de la République au suffrage universel, cherche
un symbole de réconciliation nationale par lequel la renommée
et la popularité du Général se trouvent renforcées.
Pour les forces de gauche, revitalisées par les mouvements sociaux de
1963, il est aisé de valoriser le personnage de Jean Moulin comme unificateur
de la Résistance et instigateur du Conseil national de la Résistance,
qui a réintroduit les partis politiques dans leur légitimité démocratique.
Pour les moins scrupuleux en matière de rigueur historique, Jean Moulin
peut même être associé à une "Résistance
populaire" et à l’élaboration du programme du CNR – de
neuf mois postérieur à son arrestation et fruit d’un organe
nouveau, émancipé de la tutelle gaulliste. Ainsi André Wurmser
déclare-t-il dans
L’Humanité du 19 décembre 1964 : "Jean
Moulin au Panthéon, cela veut dire que la France s’incline
devant le premier président du CNR, dont le programme comportait une
nationalisation des banques et des trusts." Depuis, et sans guère
désemparer, tous les médias ont contribué à conférer à Jean
Moulin une célébrité sans pareille : travaux et colloques
universitaires, biographies diverses, nombreux articles de presse, mention
systématique dans les manuels scolaires, émissions de télévision.
Dans les paysages urbains, les hommages rendus à Jean Moulin l’emportent
sur tous les autres, il fait l’objet d’un "véritable
culte rendu sur l’ensemble du territoire national [:] 37 monuments et
stèles, 119 plaques et 978 boulevards, rues, places, squares et ponts".
Comme le héros antique, Jean Moulin est célébré pour
lui-même – l’importance de son engagement, le courage de
son sacrifice – et, au delà de sa personne, il symbolise la Résistance
elle-même. Une Résistance perçue à travers le prisme
de quelques valeurs de référence : patrie, unité, démocratie,
respect de la dignité humaine…