Aux premiers temps de l’Occupation, dans leur masse,
les Français se sentent vaincus et toute reprise du combat leur paraît
impossible sous peine de souffrances accrues, d’où leur scepticisme,
voire leur hostilité à une résistance en France. Ils
n’en exècrent pas moins l’occupant et espèrent
une libération venue d’ailleurs. Contrairement aux résistants
de l’intérieur – dont quelques centaines peuvent revendiquer
une même précocité de l’engagement – de Gaulle échappe à l’anonymat
et de quelle manière : "Moi, général de Gaulle…",
dit-il aux Français dès le 18 juin 1940, s’investissant
de la mission de rassembleur et de libérateur. Ainsi peut-il en décembre
1942 sereinement rabrouer le principal chef de la Résistance intérieure,
Henri Frenay ["Charvet" dans la clandestinité], qui, à Londres,
lui déclare son allégeance en tant que soldat, mais non en
tant que citoyen entendant garder sa liberté de jugement : "Eh
bien Charvet, la France choisira entre vous et moi !" La question
du choix ne se posera même pas !
La figure du "sauveur"
Pour beaucoup, de Gaulle reste encore celui qui agit par procuration et symbolise
l’espoir qui n’engage à rien, tandis que pour d’autres,
plus rares, il va représenter l’exemple qui légitime le
sursaut. Pris comme cible par les propagandes de Vichy et de l’occupant,
de Gaulle n’en devient que plus populaire. Familier par la voix et mystérieux
par le visage, parlant d’un lointain où s’enracine l’espoir,
il est proche des familles et pénètre dans l’intimité des
foyers par l’écoute clandestine de la radio de Londres, premier
acte de dissidence sinon de résistance. Reconnu comme chef d’une
Résistance unifiée en 1943, il devient une légende et
incarne à lui seul la Résistance – ce qui lui vaut d’être
couramment appelé "Le Symbole" par le fondateur du mouvement
Libératon-Sud, Emmanuel d’Astier de la Vigerie. À la Libération,
le général de Gaulle éclipse tous les autres, les précédant
d’ailleurs symboliquement dans le cortège du 26 août 1944
aux Champs-Élysées. Il incarne parfaitement deux figures du mythe
du "sauveur" décrites par Raoul Girardet : considéré à la
Libération, et déjà auparavant, comme le Sauveur-Moïse – le
prophète qui conduit son peuple vers la terre promise –, de Gaulle
voit sa dimension mythique spontanément réactivée en 1958,
cette fois sous la forme du Sauveur-Cincinnatus – celui du vieux sage
qui s’est illustré en d’autres temps et dont le passé est
garant de l’avenir.
"L’homme du siècle"
Les Français, peu à peu, l’ont reconnu pour tel, même
quand l’unanimité affichée pour le "sauveur" dans
l’enthousiasme de la Libération, dut céder la place à l’inquiétude
de certains résistants face au danger d’un autoritarisme jugé menaçant
pour la République, et même si les dix années de pouvoir à la
tête de la République après 1958 n’ont pas vu disparaître
la minorité opposante de gauche comme de droite. Le départ spectaculaire
du Général, le 25 avril 1969, puis sa retraite austère
et intransigeante à Colombey- les-Deux-Églises, sont à l’origine
d’une véritable montée de sympathie. En 1970, sa mort est
marquée par un courant profond d’émotion
urbi
et orbi,
concrétisé l’année suivante par une souscription
nationale pour l’édification d’une immense croix de Lorraine
près de son village. En 1990, centenaire de sa naissance, cinquantenaire
de l’Appel et vingtième anniversaire de sa mort, les manifestations
publiques en font "l’homme du siècle". Et en 2005, trente-cinq
ans après sa disparition, une émission télévisée
organise auprès des téléspectateurs le plébiscite
du "plus grand Français de tous les temps", qui le fait arriver
loin devant Louis XIV, Jaurès, Jeanne d’Arc, Napoléon,
Hugo, Pasteur, Zidane ou l’abbé Pierre…
Moins spectaculaire et médiatisé, mais peut-être davantage
installé dans les profondeurs du pays depuis 1944, le suffrage spontané et
discret des conseils municipaux a inscrit durablement le Général
au premier rang, toutes catégories confondues, des personnalités
honorées sur les voies publiques. Dans une commune de France sur dix,
on trouve une voie de Gaulle – "du général de Gaulle" pour
les plus anciennes, témoignage d’une époque et d’une
société où l’on révérait les grandeurs établies –,
ou "Charles de Gaulle", en hommage intime à l’homme
plutôt qu’à l’officier.